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HISTOIRE DES DRAPEAUX QUÉBÉCOIS: LE FLEURDELISÉ

HISTOIRE DES DRAPEAUX QUÉBÉCOIS: DU TRICOLORE CANADIEN AU FLEURDELISÉ QUÉBÉCOIS

Luc Bouvier, professeur au Collège de l’Outaouais
(Tous droits réservés)

V LE FLEURDELISÉ

V.1 La campagne promotionnelle de janvier 1948

La campagne en faveur du fleurdelisé, parrainée entre autres par l’Ordre de Jacques-Cartier, prend de l’ampleur au début de janvier 1948. Le 7, dans une circulaire qui reprend le mot d’ordre adressé le 11 décembre 1947 par la Chancellerie (CX) aux commanderies locales du Québec, l’Ordre demande à tous les frères de 4e degré, à tous les CR (conseil régional), CPR (comité permanent du conseil régional), XC (commanderie locale), CP (comité permanent de la commanderie locale), à toutes les associations noyautées d’agir immédiatement. L’opération consiste à inonder de lettres favorables au fleurdelisé le premier ministre et les députés, à adopter et à publiciser par l’entremise des journaux des résolutions d’appui au fleurdelisé, à organiser des délégations auprès des ministres et députés et à faire intervenir les conseils municipaux(89). Le Comité de propagande du drapeau devient le Comité du drapeau provincial avec Rosaire Morin comme directeur. Le 16 janvier, un comité représentatif de 6 membres est constitué à Québec; le 19, 44 personnalités forment celui de Montréal. Pendant le mois de janvier, le Comité publie une série de lettres et de communiqués qui visent à mousser la campagne. Parmi eux, un argumentaire répond aux objections les plus courantes: «Loin de dépouiller les autres groupes français du drapeau qu’ils ont accepté depuis longtemps, l’adoption du fleurdelisé lui conférerait une sorte de consécration officielle»; «à ceux qui voudraient dénoncer le drapeau provincial comme une manifestation d’isolationnisme ou de séparatisme, il suffit de rappeler que la Nouvelle-écosse possède depuis de nombreuses années son propre drapeau»; «Nous voulons arborer le fleurdelisé, mais nous arborerons aussi avec enthousiasme le drapeau de l’état canadien, dès qu’il aura été choisi. Nous lui donnerons même la place d’honneur entre deux fleurdelisés pour bien marquer notre volonté de servir l’état canadien, sans renoncer à notre propre héritage(90) ».

Louis-Philippe Roy de l’Action catholique qui suit attentivement cette campagne dans la région de Québec en constate la réussite :«Hé bien! je crois que l’opinion populaire est en train de s’exprimer, et bellement. Les sections de la St-Jean-Baptiste de plusieurs diocèses, les cercles Lacordaire et Ste-Jeanne-d’Arc, des conseils municipaux urbains et ruraux, des commissions scolaires, des cercles de fermières, des cercles d’U.C.C., des sections de l’Union des électeurs, des Ligues du Sacré-Coeur, des Caisses populaires, des ligues de citoyens, un grand nombre de mouvements spécialisés d’Action catholique (L.O.C. et L.O.C.F., J.O.C. et J.O.C.F., J.A.C. et J.A.C.F., J.E.C. et J.E.C.F., etc., etc.), des Guides, des Scouts, la Fédération générale des étudiants de Laval, des syndicats professionnels, plusieurs institutions d’enseignement, autres groupements sportifs, sociaux, patriotiques dont les Jeunesses laurentiennes, et nombre d’autres ont donné dans la campagne avec entrain, sans parler des milliers et des milliers de personnes agissant individuellement(91)». Selon Groulx, 60 000 signatures sont recueillies, 50 000 selon le Carabin, les organisateurs parlent de 75 000 lettres(92) .

V.2 Les négociations Duplessis-Chaloult

Pendant que la campagne en faveur du fleurdelisé bat son plein, Maurice Duplessis rencontre à deux reprises René Chaloult quelques jours avant le 21 janvier date du débat sur la motion en faveur du fleurdelisé. Deux versions existent de la première entrevue: celle de Chaloult et celle de Groulx(93). Il semble bien que Duplessis favorise alors les projets C1, C2 ou C3 de Burroughs Pelletier. Selon les dires de Chaloult, lors de la première rencontre, au député de Québec-Comté qui lui souligne que le fleurdelisé «ne comporte rien de séparatiste», Duplessis rétorque : «Que penserais-tu de placer au centre du drapeau les armoiries de la province? Il y a un lion là-dedans, tu n’as pas besoin d’en avoir peur. On me dit que c’est le lion de Guillaume le Conquérant… Que dirais-tu d’une couronne rouge, que les uns pourraient considérer comme la couronne de France et les autres comme celle de l’Angleterre? Si ces propositions ne plaisaient pas à tes amis préféreraient-ils une feuille d’érab le rouge? […] Ton drapeau [le fleurdelisé] […] me paraît contenir beaucoup de bleu et un drapeau québécois doit être accepté par les deux partis». Chaloult demande à réfléchir et consulte Groulx par téléphone. Celui-ci «s’objecte aux armoiries et à la couronne […]…"Quant à la feuille d’érable rouge, […] peut-être serait-elle acceptable, mais, si possible, évitez toute modification. je soupçonne […] que le premier ministre désire donner un cachet personnel au drapeau. Suggérez-lui donc de redresser les fleurs de lis qui convergent vers le centre parce que le Sacré-Coeur y figurait"». Groulx, quant à lui, se rappelle que Chaloult soutient, lors de son appel téléphonique qu’il date du 19 ou 20 janvier 1948, que Duplessis «est fortement ennuyé et même impressionné par les pétitions qui pleuvent en trombe, sur son bureau. Il hésite; il ne sait que faire; mais il craint surtout les réactions de l’opinion anglo-canadienne». Toujours selon Groulx, Chaloult ne lui parle alors que de l’ajout des armoiries. Groulx réplique: «Cette apposition d’«armes» fort compliquées sur un drapeau est cocasse, absurde. Le drapeau ne sera pas de fabrication facile. Mais enfin, si le premier ministre n’en démord pas, cédez à sa fantaisie. Le gouvernement ou la Chambre auront quand même accepté le principe d’un drapeau vraiment à nous. Quant aux «armes» de la province de Québec, il sera toujours possible de les faire sauter un de ces jours». Quant au redressement des fleurs de lis, Groulx n’en dit mot dans ses Mémoires. Il est possible que Chaloult, dans ses Mémoires politiques, confonde cette conversation avec la lettre que Groulx lui faisait parvenir le 25 mars 1947 et dans laquelle l’abbé soutenait que le fleurdelisé «rappelle nos origines françaises, et [qu’]il n’est point, pour tout cela, une copie servile, même des vieux drapeaux français. Si nous en avons gardé le dessin général, il n’y a tout de même au centre aucune couronne royale. […] Peut-être resterait-il à redresser les fleurs de lis! Elles ont été pointées vers le centre, en hommage au Sacré-Coeur qui s’y trouvait autrefois. Vous feriez bien de consulter, là-dessus, les héraldistes. Je crois que les fleurs de lis y gagneraient à se placer droite(94)». Il semble que Groulx soit le premier à avoir avancé l’idée de redresser les fleurs de lis. Groulx se rappelle aussi que Chaloult, qui n’en parle pas dans ses Mémoires politiques, lui téléphone une deuxième fois, le lendemain du premier appel, et lui dit : «Le premier ministre a renoncé aux «armes de la province. Mais il tient mordicus, pour plaire à l’opinion anglaise, à remplacer les «armes», au centre du drapeau, par une couronne ou une feuille d’érable». à cela Groulx répond : «Point de couronne s’il-vous-plaît. Mais va pour la feuille d’érable». Il y a une autre rencontre au bureau du premier ministre, le lendemain de la première selon Chaloult. De cette deuxième rencontre, deux versions existent : celle de Chaloult et celle de Burroughs Pelletier(95). Au début seuls Chaloult et Duplessis sont présents. Chaloult affirme avoir «expos[é] modestement les suggestions de l’abbé Groulx sans lui [à Duplessis] en dire, bien sûr, la provenance». Lorsqu’il lui parle de redresser les fleurs de lis, Duplessis «appelle un fidèle et distingué fonctionnaire, M. Burroughs Pelletier, versé en science héraldique». Pelletier raconte qu’il a alors «exhibé de nouveau les projets et spécialement celui des armes de la Province [projet A]. Monsieur Duplessis a demandé à monsieur Chaloult s’il y voyait objection et celui-ci a répondu que pour lui-même il n’en avait aucune, mais quant aux organisations patriotiques il ne pouvait rien dire avant de les consulter». Puis Duplessis demande à Pelletier son opinion sur le fleurdelisé. Ce dernier répond qu’il est «correct au point de vue héraldique mais que [s]a préférence [va] toujours à celui des armes de la Province». Duplessis lui demande alors son opinion sur le redressement des fleurs de lis. Pelletier soutient alors «que, sans en être tout à fait certain, [il est] d’opinion que dans le drapeau primitif […], l’on avait placé les fleurs de lys […] en hommage au Sacré-Coeur, mais que maintenant que le Sacré-Coeur était enlevé du drapeau, [il] ne vo[it] plus pourquoi l’on ‘inférioris[er]ait’ les fleurs de lys en les maintenant dans leur position antérieure plutôt que de les mettre droites au milieu des quatre cantons du drapeau». Puis, toujours selon Pelletier, à la demande de Duplessis, Chaloult affirme qu’il est d’accord avec le redressement des fleurs de lis. Sur ce, la rencontre se termine. Il y a discordance entre Chaloult et Pelletier. Le premier soutient que Duplessis a clairement laissé entendre que le député de Québec-Comté suggérait le redressement des fleurs de lis. Le second affirme que Duplessis aborde la question en affirmant qu’on lui en a fait la remarque antérieurement. Absolument rien ne laisse supposer qu’il s’agisse de Chaloult(96).

V.3 Le 21 janvier 1948

Le 21 janvier vers 11 h, Chaloult reçoit un appel de Duplessis qui lui annonce que le «fleurdelisé flottera aujourd’hui, à trois heures [15h], sur la tour centrale du parlement […] les fleurs de lis pointeront vers le ciel, idéal de l’Union nationale». Au premier ministre qui s’inquiète de la réaction de Chaloult, ce dernier affirme : [J]e rappellerai le souvenir du grand Honoré Mercier et vous accorderai le mérite de votre geste patriotique». Sur les assurances de Chaloult de n’en souffler mot ni à Godbout ni à Laurendeau, la conversation se clôt. Le grand problème de l’heure pour Duplessis consiste à trouver un fleurdelisé. à 11 h 15, Wheeler Dupont, président de la Société Saint-Jean-Baptiste de Québec, est convoqué à la salle du Conseil des ministres. Après lui avoir tiré la pipe sur le drapeau choisi, Duplessis lui dit : «Maintenant ta "job", c’est de trouver un drapeau avant 3 heures moins 5 pour le hisser à la tour centrale du Parlement. Il ne te reste plus maintenant qu’à me remercier». N’en possédant pas, c’est celui de René Bélanger, l’organisateur politique de Chaloult, que Dupont ramène à Duplessis en gardant le silence sur sa provenance(97). Chaloult semble avoir été tenu au courant de cette course au fleurdelisé puisque, dans ses Mémoires politiques, il regrette de n’avoir pu prêter le sien resté à sa résidence d’été de Kamouraska. Dans le Duplessis(98) de Denys Arcand, c’est le commissionnaire Ti-Bi Chamberland qui, à une adresse fournie par Duplessis et dans le plus grand secret, va quérir le drapeau et le hisse, sur le coup de 15 h, à la tour centrale du Parlement. Puisque l’esquisse du fleurdelisé avec les fleurs de lis droites ne sera finalisée que le 2 février 1948, c’est un drapeau aux fleurs de lis pointant vers le centre qui sera hissé.

Au début de l’après-midi, lors d’une séance spéciale, le Conseil des ministres adopte le décret ministériel n 72 concernant le drapeau de la province de Québec. Proposé par Paul Beaulieu, ministre du Commerce et de l’Industrie et partisan du fleurdelisé, il est immédiatement sanctionné par le lieutenant-gouverneur, Eugène Jetté:

«Attendu qu’il n’existe pas, actuellement, de drapeau canadien distinctif;

«Attendu que les autorités fédérales semblent s’opposer à l’adoption d’un drapeau exclusivement canadien et négligent, en conséquence, de donner à notre pays, le Canada, un drapeau qu’il est en droit d’avoir;

«Attendu qu’il est juste et convenable que sur les édifices parlementaires de la province de Québec flotte un drapeau qui répond aux traditions, aux droits et aux prérogatives de la province;

«Attendu qu’au cours de la session de l’an dernier la législature de Québec, à l’unanimité, s’est prononcée en faveur d’un drapeau propre à la province de Québec, et qui lui convient;

«Il est ordonné, en conséquence, sur la proposition de l’honorable ministre de l’Industrie et du Commerce:

«Que le drapeau généralement connu sous le nom de drapeau fleurdelisé, c’est-à-dire drapeau à croix blanche sur champ d’azur et avec lis, soit adopté comme drapeau officiel de la province de Québec et arboré sur la tour centrale des édifices parlementaires, à Québec, et cela avec la modification ci-après, savoir :

«Que les lis qui figurent sur le drapeau soient placés en position verticale(99)».

Un peu après 15 h, une fois les affaires courantes expédiées, le premier ministre en fait l’annonce à la Chambre :

Nous avons reçu de partout un grand nombre de requêtes à la suite desquelles nous avons décidé d’arborer le drapeau fleurdelisé.

Suivant les conseils des experts en héraldique, nous avons fait certaines modifications. Nous avons redressé les fleurs de lys, pour qu’elles se dirigent droit vers le ciel, afin de bien indiquer la valeur de nos traditions et la force de nos convictions.

Plusieurs salves d’applaudissements marquent l’intervention du premier ministre. Le chef de l’opposition, Adélard Godbout, réplique : «Quand le premier ministre dit que le cabinet s’est mêlé d’y faire des retouches, je suis obligé de faire certaines réserves. Mais il est entendu qu’un drapeau représentant les aspirations de la province de Québec ne peut que rallier toutes les bonnes volontés, tous ceux qui veulent servir la province de Québec et la voir rayonner». Puis René Chaloult prend la parole : «Le gouvernement de ma province vient de nous donner un drapeau, un drapeau que toute la population réclamait. Je m’en réjouis profondément. Le gouvernement y a fait une légère modification. Il a redressé les fleurs de lys. C’est une amélioration. Ainsi, le drapeau sera en tout point conforme aux règles de l’art héraldique». Et il conclut comme il l’avait promis : «[…] le premier ministre […] a posé là un geste digne d’Honoré Mercier»(100). à la fin de la séance de l’après-midi, à 18 h, les députés de l’Union nationale se pressent au pupitre du premier ministre et entonnent un «Il a gagné ses épaulettes». Selon la Patrie, «[l]es députés de l’Opposition […] quelque peu stupéfaits […] quitt[…]ent tout doucement le parquet de la Chambre»(101). à la reprise des travaux à 19 h, deux fleurdelisés, aux fleurs de lis pointant vers le centre, sont suspendus au-dessus du trône du président de la Chambre, alors Alexandre Taché, et un troisième recouvre le pupitre du premier ministre. Les trois drapeaux ont été empruntés par le whip en chef de l’Union nationale, Hormisdas Langlais au Dr Philippe Hamel. Celui qui recouvre le pupitre de Duplessis est le drapeau personnel d’Hamel, un adversaire, et que Chaloult avait antérieurement déployé en Chambre, deux ans auparavant, lors de la première motion en faveur d’un drapeau distinctif.

V.4 La réception

En choisissant de procéder par décret ministériel, Duplessis empêche tout débat en chambre et met les opposants devant le fait accompli. Sa crainte de l’opinion anglo-québécoise l’incite, selon Rumilly, à obtenir l’accord de Marler, député libéral de Westmount «en lui promettant, entre les lignes, de lui rendre la pareille le jour où les Anglais auront quelque juste prétention à soumettre». à cause de la force du mouvement en faveur du fleurdelisé, devenir le père du drapeau québécois sert les intérêts électoraux de Duplessis, d’autant qu’il projette une élection pour le 28 juillet 1948. Abel Vineberg, correspondant de la Gazette à Québec, ne s’y trompe pas. Rencontrant Gérald Martineau, trésorier de l’Union nationale, il lui dit : «Vous devez être content, monsieur le Trésorier; monsieur Duplessis vient de gagner 100 000 votes tout en épargnant beaucoup d’argent au parti(102)». L’organisation de l’Union nationale publie dès le 14 février 1948 ce qui semble bien être la première illustration du drapeau québécois conforme à l’esquisse du 2 février. Coiffée du titre «DUPLESSIS a donné un drapeau à sa province», l’illustration est accompagnée de commentaires très électoralistes: «Les libéraux donnent aux étrangers; DUPLESSIS donne à sa province» et «Les libéraux, ayant à plusieurs reprises refusé ce drapeau, ont préféré donner des milliards aux étrangers».

à peu près tout le monde applaudit la décision de Duplessis. Lionel Groulx parle de la «plus solennelle affirmation du fait français au Canada, depuis 1867»; l’Association canadienne-française de la jeunesse catholique, de «magnifique décision»(103). L’élément anglophone accueille avec sympathie le nouveau drapeau du Québec qui, pour la Gazette, par exemple, «tient bien compte des données de la science héraldique, […] c’est de plus un emblème d’une exceptionnelle beauté(104)». Quant à l’Ordre de Jacques-Cartier, dans sa revue l’émerillon de février 1948, il revendique la victoire : «Québec a son drapeau! Voilà, entre un grand nombre, l’une des plus belles victoires de notre Ordre… Le drapeau québécois, voilà un cadeau de l’Ordre à la race française d’Amérique… Une tactique intelligente et sage a été mise en oeuvre, et le succès a été éclatant». à Ottawa, le colonel, A.-F. Duguid, historien de l’armée à sa retraite et considéré comme une autorité en matière d’héraldique confirme que «le gouvernement du Québec n’a[…] enfreint aucune loi en adoptant le drapeau fleurdelisé comme emblème provincial(105)». Au Conseil législatif, élysée Thériault, un des rares opposants, soutient que le gouvernement a posé «un geste très indélicat à l’égard des minorités de la province de Québec». Un jeu de mots marque le peu d’impact de son opposition : «Depuis le discours de M. élysée Thériault, il est question, à Québec, de changer le drapeau "Fleurdelisé" pour le drapeau "Fleur … d’élisée"(106). Si certains souhaitent que l’adoption du fleurdelisé «hâte[…] le choix par [les] autorités fédérales d’un drapeau véritablement canadien qui ralliera l’unanimité de tous les groupes(107)», dans l’évangéline de Moncton, Emery LeBlanc prophétise : «Il est tout à fait possible que l’adoption de ce drapeau retarde l’adoption d’un drapeau franchement canadien. En effet, maintenant que la province de Québec a son drapeau, que l’on peut arborer quand l’occasion se présente, il est fort peu probable que l’on s’occupe de faire une forte pression sur Ottawa(108)». Eugène L’Heureux parle d’un «danger à éviter : l’antagonisme des drapeaux. Les citoyens d’un même pays peuvent bien avoir plus d’un drapeau, mais la loyauté ne leur permet pas de les opposer les uns aux autres. Il serait mal d’opposer le drapeau provincial au drapeau canadien, lorsque nous en aurons un, ou le drapeau canadien au drapeau québécois(109)».

V.5 Le drapeau

Le premier fleurdelisé aux fleurs de lys redressées semble être celui de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal, fabriqué pour la conférence de presse tenue le lendemain après-midi au siège social de la Société. La fleur de lis n’est pas conforme à celle qui deviendra officielle. Ce n’est en effet que le 2 février 1948 que sera achevée l’esquisse officielle du fleurdelisé. Il a fallu changer la fleur de lis devenue trop longiligne puisqu’elle ne s’allonge plus sur la diagonale du canton et qu’elle doit se restreindre à la droite la plus petite, la hauteur. La fleur de lis retenue est celle de Maurice Brodeur qu’on retrouve sur son drapeau de la Société nationale Jacques-Cartier conçu pour le 400e anniversaire de la venue de Jacques Cartier(110), sur son projet de drapeau pour le Québec paru dans la Nation du 9 juillet 1936(111), dans ses articles sur la fleur de lis parus, toujours en 1936, dans le Terroir et la Voirie sportive, et finalement sur les nouvelles armoiries du Québec, adoptées par décret le 9 décembre 1939 et dont il est le concepteur. Il s’agit de la fleur de lis de la Renaissance, de l’époque de François 1er, roi de France de 1515 à 1547, donc durant la période des voyages de Jacques Cartier en Nouvelle-France. En avril 1949, à la demande de Roméo Lorrain, ministre des Travaux publics, Burroughs Pelletier donne la descr1ption héraldique du nouveau drapeau québécois: «D’azur, à la croix d’argent cantonnée de quatre fleurs de lys du même(112)». C’est le 9 mars 1950 que sera sanctionnée la Loi concernant le drapeau officiel de la province, 14 George VI, chapitre 3. Dès 1952, «il est question de rédiger un code du drapeau ainsi qu’une formule de cérémonial de salut au drapeau» pour les écoles. En décembre 1953, un sous-comité chargé d’étudier un «Code scolaire du drapeau officiel de la province de Québec», est formé de Wilfrid Caron, président et inspecteur général adjoint des écoles primaires, Moïse Caron, chef adjoint au service pédagogique de la construction, Maurice Brodeur, héraldiste au Secrétariat de la province, et Léo Rossignol, secrétaire du sous-comité et directeur général adjoint des écoles normales. Maurice Brodeur rédige donc les Instructions relatives au drapeau de la province de Québec. qu’adopte le Comité catholique du Conseil de l’instruction publique le 15 décembre 1954. Depuis le 10 novembre 1965, en vertu de l’article 9 de la Loi sur les marques de commerce, le fleurdelisé est protégé contre tout emploi abusif. Le centenaire de la Confédération canadienne incite le gouvernement du Québec à libéraliser l’utilisation du fleurdelisé, pour la période du 11 décembre 1965, date de l’arrêté en conseil 2308 concernant les armoiries et le drapeau de la province de Québec, au 30 juin 1968. Il permet «à toute personne de reproduire, dans le motif d’articles de nature commémorative et de souvenirs, de même que dans la décoration provisoire des locaux et dans la réclame publiée dans les journaux et autres périodiques, des symboles et emblèmes des armoiries et du drapeau de la province de Québec(113). Le 17 janvier 1968, le gouvernement précise les dimensions du drapeau : 2 en hauteur sur 3 en largeur. Depuis, le Bureau de normalisation du Québec est responsable de tenir à jour la norme pour le drapeau du Québec (BNQ 7192-160, cinquième édition, 83-10-17).

Les arrêtés en conseil 1674 du 22 juin 1967 ordonne «que le drapeau du Québec soit arboré sur tous les édifices du gouvernement, ainsi que sur les édifices des commissions, régies et autres organismes du gouvernement et sur toutes les écoles et maisons d’enseignement relevant du ministère de l’éducation» et «qu’il soit arboré à la place d’honneur […] à droite, s’il y a deux drapeaux, ou, au milieu, s’il y en a davantage», et 2427 du 20 août 1969, «que le ministre des Travaux publics soit autorisé à prendre les mesures nécessaires en vue de faire arborer le drapeau du Québec». Depuis 1984, par résolution de l’Assemblée nationale proposée par Guy Chevrette, alors ministre du Loisir, de la Chasse et de la Pêche, et appuyée par Michel Gratton, leader de l’Opposition, le 24 mai a été proclamé fête nationale du drapeau. Il est intéressant de noter que Maurice Brodeur souhaitait, dès 1954, «qu’une fête soit établie et qu’un chant et un hymne soit composé […] en hommage au drapeau provincial(114)».

V.6 Fleurdelisé et politique

Même si certains souhaitent les dissocier, drapeau et politique restent inséparables. Toute l’histoire du fleurdelisé, comme celle des bannières qui l’ont précédé, est en effet marquée du sceau de la politique. Avant son adoption, il est pour Duplessis un drapeau «séparatiste» puisque ses partisans les plus fervents sont les nationalistes de l’école de Lionel Groulx. Une fois adopté, Duplessis l’utilise dans ses campagnes électorales. Il en fait son drapeau, celui de son parti. Il réussit tant et si bien que lors de la campagne électorale de 1960, les libéraux de Jean Lesage «décor[ent] leurs estrades de banderoles rouges ornées de lis blancs et même de lis rouges sur fond blanc». Dans le Devoir du 23 octobre 1962, André Laurendeau, lui-même chaud partisan du fleurdelisé lors de la campagne en faveur de son adoption, rappelle cette période : «Au début, le drapeau devint un peu le drapeau de l’Union nationale. Les libéraux le boudaient; ils ne se montraient guère nationalistes, alors, et se moquaient des fleurs de lis comme de la totonomie. Puis ils comprirent que c’était une erreur. […] Les uns par opportunisme –comme Duplessis–, les autres par conviction–comme plusieurs duplessistes–, ils prirent donc l’habitude de l’utiliser à leur tour»(115). Avec la Révolution tranquille, le fleurdelisé devient petit à petit le symbole de la spécificité de la société québécoise et de son désir d’émancipation. C’est à cela que s’en prennent, entre autres, les étudiants de Sir-George-William lorsqu’au début de mars 1964, ils descendent, déchirent et jettent dans la rue un drapeau du Québec. En réplique, les représentants des étudiants de la faculté de commerce de l’Université Laval demandent que le Red Ensign qu’ils ont descendu du Centre fédéral de recherches forestières soit envoyé aux étudiants de l’université anglophone avec une lettre de protestation. «Dans le débat enflammé qui suivit, le président des étudiants en Droit, M. Mulroney, [le futur premier ministre du Canada,] se fâcha tout rouge et déclara qu’il ne fallait pas se venger pour chaque maudite bêtise que font les Anglais de la province de Québec(116)». Sur la scène internationale, fleurdelisé et unifolié en viendront régulièrement aux prises. «à l’occasion de controverses publiques qui ont mis aux prises, dans des colloques internationaux, les représentants de Québec et ceux d’Ottawa, à propos de la place respective du drapeau canadien et du fleurdelisé, on a parlé abondamment de ces vaines querelles de drapeaux. Querelles désagréables, déplaisantes, absurdes pour les étrangers, sans doute. Mais vaines? Si les drapeaux ne signifiaient rien, on en ferait des mouchoirs(117)».

Même si certains indépendantistes auraient préféré une autre bannière, tel Raoul Roy qui suggère, dans Pour un drapeau indépendantiste, de choisir entre un tricolore rouge-blanc-violet et le tricolore des Patriotes, le fleurdelisé est rapidement associé, au cours des années 1960 et 1970, à la souveraineté du Québec, puisque les troupes souverainistes l’utilisent avec le bleu comme signe distinctif alors que les troupes fédéralistes préfèrent l’unifolié et le rouge. L’arrivée au pouvoir, en 1976, du Parti Québécois favorise le fleurdelisé. Le nouveau gouvernement réactualise les arrêtés en conseil 1674 du 22 juin 1967 et 2427 du 20 août 1969 qui ordonnent que le drapeau du Québec soit arboré sur les édifices relevant du gouvernement(118), et amende le Code municipal et la Loi des cités et villes pour que les municipalités arborent le fleurdelisé sur leur hôtel de ville(119). En 1978, le ministère des Communications du Québec lance une campagne «visant une plus grande diffusion du drapeau du Québec».

En 1980, le fleurdelisé est un acteur important de la campagne référendaire. Très rapidement, le fleurdelisé devient le signe de ralliement du OUI et l’unifolié, celui du NON. Ainsi, en mars 1980, Michel Fréchette mandate deux cabinets d’avocats, dont celui de Me Paul Trudeau, bâtonnier de Montréal, pour étudier «la Loi sur le drapeau du Québec afin de déterminer si les tenants du OUI –le Comité pro-Québec et la SSJB– ont le droit d’utiliser le fleurdelisé dans leur publicité». Dans les faits, il s’agit d’une opération médiatique en vue de briser les couples fleurdelisé-camp du OUI et unifolié-camp du NON. Au même moment en effet, l’avocat chargé du dossier, Paul Trudeau, préside le Comité lavallois pour le NON afin de «donner plus de place au NON à Ville Laval»(120). Au lendemain de la bataille référendaire, le Parti libéral du Québec se rend compte des risques de laisser au seul Parti Québécois l’usage du fleurdelisé. En conséquence le parti adopte dans les années 1980 une résolution qui change le sigle du Parti libéral du Québec en y enclavant un fleurdelisé à droite du L rouge traditionnel. Lorsqu’en 1989, des manifestants ontariens francophobes de Brockville foulent le fleurdelisé, le geste repris à satiété par les médias devient le symbole du refus canadian d’accepter la spécificité québécoise. Lorsque sonne l’échec de l’Accord du lac Meech qui devait réconcilier le Québec avec une Constitution adoptée en pleine nuit en son absence, c’est naturellement vers son drapeau que se tourne la population québécoise qui inonde de fleurdelisés le défilé de la Fête nationale, le 24 juin 1990.

Une des histoires les plus drôles en ce qui concerne la lutte que se livrent souverainistes et fédéralistes par fleurdelisé et unifolié interposés, a lieu le 29 avril 1994 à l’édifice de la Confédération à Ottawa. L’employée d’un député bloquiste décide de faire flotter à sa fenêtre le fleurdelisé qu’elle vient de recevoir afin d’en enlever les plis. Cinq minutes après la sortie du fleurdelisé, plusieurs unifoliés claquent au vent. Les bloquistes répliquent et pendant approximativement 1 heure la cour intérieure de l’édifice de la Confédération est enjolivée de quelques fleurdelisés, de beaucoup d’unifoliés et de certains drapeaux provinciaux(121).


TABLE DES MATIÈRES
I. LES TRICOLORES
II. LE DRAPEAU DE CARILLON
III. LE CARILLON-SACRÉ-COEUR
IV. VERS LE FLEURDELISÉ
V. LE FLEURDELISÉ

 

 


89. Lettre du président du conseil provincial (12915) aux 4e de la province, 7 janvier 1948, Archives nationales du Canada (ANC) MG 28/98, vol. 126, dossier «Drapeau fleurdelisé 1943-1953».

90. Pour l’ensemble des 11 lettres et communiqués retracés, voir Centre de recherche Lionel-Groulx (CRLG), fonds P16/E,137. Pour l’argumentaire, voir le texte Consigne, janvier 1948, 3 p.

91. «Jeunesse, autonomie, fleurdelisé», 20 janvier 1948.

92. Lionel Groulx, Mes mémoires, tome III, Montréal, Fides, 1972, p. 323; «Un drapeau provincial?», le Carabin, 4 février 1948, p. 2; «La province de Québec a son propre drapeau le fleurdelisé», le Nouvelliste, 22 janvier 1948, p. 2.

93. René Chaloult, Mémoires politiques, Montréal, éd. du Jour, 1969, p. 281-295. Lionel Groulx, op. cit., Montréal, Fides, 1972, p. 322-324.

94. Lettre de Lionel Groulx à René Chaloult, 25 mars 1947, CRLG, P1 A/706.

95. Mémoire sur la part que j’ai prise en rapport avec le choix du drapeau actuel de la province de Québec, 7 juin 1955, 5 p.; Mémoire re article de M. René Chaloult se rapportant à la question du drapeau de la province de Québec, janvier 1963, 2 p.; Remarques supplémentaires, février 1968, 6 p. (fonds Burroughs Pelletier).

96. En plus des textes de Chaloult et Pelletier déjà cités, voir «Les moments historiques de l’adoption du fleurdelisé. Deux versions», l’Action, 31 janvier 1968; René Chaloult, «Propos sur le fleurdelisé», l’Action, 22 février 1968.

97. «Les moments historiques de l’adoption du fleurdelisé. Deux versions», L’Action, 31 janvier 1968.

98. Montréal, VLB, 1978, p. 283-317.

99. Gazette officielle du Québec, 24 janvier 1948, tome 80, n 4.

100. «Un accueil favorable au drapeau québécois», La Presse, 22 janvier 1948, p. 7.

101. ««Le drapeau est une excellente chose» Me F. Choquette», 22 janvier 1948, p. 5.

102. Robert Rumilly, Maurice Duplessis et son temps, tome II, Montréal, 1973, Fides, p. 208-212

103. Le Devoir, 23 janvier 1948.

104. «Le drapeau et la presse anglaise», le Devoir, 26 janvier 1948.

105. «Drapeau qui n’enfreint aucune loi», la Patrie, 22 janvier 1948, p. 5.

106. «M. élysée Thériault et notre drapeau», le Devoir, 29 janvier 1948, p. 1-3.

107. «La province de Québec a son propre drapeau : le Fleurdelisé», le Nouvelliste, 22 janvier 1948, p. 2.

108. «Le drapeau du Québec», 27 janvier 1948 p. 1.

109. «Nous avons un drapeau provincial», le Soleil, 27 janvier 1948.

110. Archives nationales du Québec (ANQ), fonds Maurice Brodeur, P574/007, dossier 7.35.

111. Maurice Brodeur propose un drapeau traversé d’une croix blanche et marqué au centre d’une feuille d’érable portant une fleur de lis or. Les cantons près de la hampe en sont bleus et ceux de la partie flottante, rouges. Sous le titre «Drapeau pour les Canadiens français de toutes les provinces. Tricolore canadien-français», une autre version existe sans fleur de lis et où les cantons supérieurs sont bleus et inférieurs, rouges. ANQ, fonds Maurice Brodeur P574/007 dossier 7-15

112. Lettres de Roméo Lorrain à Burroughs Pelletier du 20 avril 1949 et de Burroughs Pelletier à Roméo Lorrain du 27 avril 1949 (fonds Burroughs Pelletier).

113. Gazette officielle du Québec, 11 décembre 1965, tome 97, n 50.

114. ANQ, fonds Maurice Brodeur, P 574/007 Lettre de Maurice Brodeur à Wilfrid Caron (11 mai 1954).

115. Raoul Roy, Pour un drapeau indépendantiste, Montréal, éd. du Franc-Canada, 1965, p. 93.

116. La Presse, 6 mars 1964.

117. Guy Cormier, «Puissance des symboles», le Devoir, 23 janvier 1973, p. A4.

118. Le Devoir, 16 décembre 1977.

119. Le Devoir, 14 juin 1979.

120. Dans le Devoir : «Un bataillon de fédéralistes se met à l’oeuvre dans Laval» (13 mars 1980); «Des avocats s’interrogent : à qui le drapeau du Québec ?» (13 mars 1980); «Les avocats et le drapeau» (14 mars 1980).

121. «Flag war erupts in Confederation Building», Hill Times, 5 mai 1994)

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