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APPRENDRE DANS SA LANGUE : UNE UTOPIE

(Le texte suivant extrait du Quotidien Mutations nous a été communiqué par
Pierre Biacchi, pierre34@sympatico.ca)


http://www.quotidienmutations.net/cgi-bin/alpha/j/25/2.cgi?category=all&id=1109029940

Le Quotidien Mutations du MARDI, 22 FEVRIER , 2005 – 06:52
Vous : Contribution : Apprendre dans sa langue : une utopie Réflexion à
l’occasion de la Journée internationale de la langue maternelle.

Toutes les études le montrent : on apprend mieux dans sa langue maternelle.
Encore faut-il qu’elle soit enseignée à l’école, ce qui n’est pas le cas de la
plupart des idiomes minoritaires. Plus sensibles qu’hier aux vertus du
multilinguisme, certains pays essaient aujourd’hui de favoriser un apprentissage
en plusieurs langues. Mais les obstacles, aussi bien politiques qu’économiques,
restent nombreux.

Il existe un lien entre langue et identité – comme l’implique l’expression
«langue maternelle». Une identité assure un équilibre entre différents aspects
de notre personnalité. Le groupe social exprime une partie de son identité par
les langues utilisées dans l’enseignement ; une société en bonne santé choisit
les solutions qui vont assurer l’harmonie entre les groupes sociaux et la
confiance chez les individus. Fort heureusement, ces objectifs sont
habituellement compatibles.

Des recherches ont montré que les enfants dont l’éducation a commencé dans
leur langue maternelle prennent un meilleur départ, et réussissent mieux par la
suite, que ceux dont la scolarité a débuté dans une langue autre que la leur. Il
en va de même pour les adultes en quête d’alphabétisation. Cette conclusion est
désormais largement appliquée, même s’il existe encore des gouvernements qui
tiennent à imposer dès le départ une langue étrangère aux jeunes enfants, soit
par un souci erroné de modernité, soit pour traduire la prééminence d’un groupe
social. L’Unesco poursuit la publication de ces résultats de recherche : la plus
récente est notre document-cadre L’éducation dans un monde multilingue. Les
événements préoccupants des premières années du nouveau millénaire ont aidé à
remettre les choses en place en montrant aux gouvernements que la recherche de
l’harmonie sociale est préférable pour le bonheur et la capacité de production
des peuples au maintien des hiérarchies d’influence.

Dans la vie de tous les jours, les choses ne sont cependant pas toujours
aussi simples. Certaines langues ne disposent pas de tous les registres de
vocabulaire et de concepts qui peuvent être nécessaires au-delà des premières
étapes de la scolarité, sans un supplément de codification et de création de
mots nouveaux. La famille de mon père est de langue galloise, et je me rappelle
mon oncle, disant la difficulté d’enseigner la géographie en gallois, parce que
les enfants passaient plus de temps à assimiler des mots nouveaux qu’à apprendre
la géographie. Aujourd’hui, cette langue s’est adaptée et l’éducation galloise
est tout à fait à la hauteur. Si l’on veut donner confiance aux individus dans
le monde tel qu’il est, il faut aussi leur donner la capacité de communiquer en
dehors de leur propre groupe linguistique, en utilisant soit une autre langue
soit une langue internationale. Je n’ai commencé à parler français couramment
qu’une fois adulte, mais le fait de jongler avec deux langues de travail, au
Canada et à l’Unesco, a été pour moi un enrichissement. Je me réjouis par
ailleurs que mes deux petits-fils aient appris le gaélique lorsqu’ils se sont
installés dans l’Ile de Skye, en Ecosse : cela leur permet de dissimuler des
secrets à leurs parents !

La longue marche vers le multilinguisme
Toutes les études le montrent : on apprend mieux dans sa langue maternelle.
Encore faut-il qu’elle soit enseignée à l’école, ce qui n’est pas le cas de la
plupart des idiomes minoritaires. Plus sensibles qu’hier aux vertus du
multilinguisme, certains pays essaient aujourd’hui de favoriser un apprentissage
en plusieurs langues. Mais les obstacles, aussi bien politiques qu’économiques,
restent nombreux. L’affaire avait fait grand bruit. En 1998, les électeurs de
Californie (Etats-Unis) adoptaient par référendum l’usage obligatoire de
l’anglais comme langue unique dans les écoles publiques.

Malgré l’opposition d’une coalition d’organisations de défense des droits
civiques, la désormais célèbre « proposition 227 » était approuvée par plus de
60 % des votants.

Conséquence : les enfants d’origine étrangère habitant cet Etat n’ont plus la
possibilité de suivre un enseignement dans leur langue maternelle, l’espagnol
dans la plupart des cas.

La proposition 227 prévoit en effet qu’après un an d’enseignement intensif de
la langue anglaise, tous les enfants soient plongés dans le système éducatif
général.

L’histoire peut sembler anecdotique. Elle ne l’est pas. Elle révèle d’abord
le caractère passionnel de tout ce qui touche à la langue. Elle s’inscrit aussi
à rebours d’un mouvement qui, depuis plusieurs décennies, va plutôt dans le sens
d’une reconnaissance de la langue maternelle et, plus largement, des vertus du
plurilinguisme.

« Les enseignants connaissent pourtant la valeur d’un apprentissage dans la
langue maternelle depuis des années », note Nadine Dutcher, consultante au
Center for Applied Linguistics de Washington (Etats-Unis).

Des résultats meilleurs
De nombreuses études ont en effet montré que les résultats obtenus par les
enfants ayant reçu une éducation de base dans leur langue maternelle sont
meilleurs. Lorsqu’on sait que près de 476 millions d’analphabètes sont locuteurs
de langues minoritaires, l’information n’est pas indifférente. Ainsi au
Etats-Unis, un laboratoire de recherche de l’Université George Mason (Virginie)
analyse depuis 1985 les résultats de 23 écoles élémentaires réparties dans 15
Etats. Sur six programmes différents, quatre sont dispensés en partie dans la
langue maternelle des élèves. L’étude montre qu’après 11 ans de scolarisation,
il existe un lien direct entre durée d’enseignement dans la langue maternelle et
résultats scolaires : les élèves qui réussissent mieux au lycée sont ceux qui
ont suivi un cursus bilingue.

« L’apprentissage dans la langue maternelle présente des vertus cognitives
mais aussi émotionnelles. Les membres d’une minorité se sentent valorisés
lorsqu’on utilise leur langue », indique encore Nadine Dutcher. « L’enfant qui
apprend dans une autre langue que la sienne reçoit de l’école deux messages
implicites : d’une part que s’il veut progresser intellectuellement, ce n’est
pas grâce à sa langue qu’il y parviendra, d’autre part que sa langue n’a en soi
rien d’intéressant », ajoute Clinton Robinson, consultant spécialisé dans
l’éducation et le développement et ancien directeur des programmes
internationaux du Summer Institute of Linguistics (SIL) UK, Royaume-Uni.

Revoir les politiques linguistiques
Plus sensibles à ces arguments que par le passé, certains pays industrialisés
ont commencé à revoir leur politique linguistique. Le principe sacro-saint selon
lequel l’intégration passerait par un abandon de sa langue au profit de celle du
pays d’accueil n’est plus un dogme absolu. « La tradition jacobine qui
consistait à punir l’usage des patois à l’école a évolué », commente ainsi
Michel Rabaud, chef de la Mission interministérielle sur la maîtrise de la
langue française. « On ne considère plus que parler une autre langue que le
français, soit un handicap pour l’élève ».

Accueillant sur leur sol un nombre croissant de migrants, les pays du Nord
doivent en effet s’adapter. En 2000, plus du tiers des citadins de moins de 35
ans vivant en Europe de l’Ouest étaient issus de l’immigration, comme le précise
un rapport sur la diversité linguistique dans l’Europe qui vient d’être publié
par l’Unesco. Une étude menée à La Haye (Pays-Bas), citée par ce rapport, montre
que sur 41 600 enfants âgés de 4 à 17 ans, 49 % des élèves du primaire et 42 %
de ceux du secondaire utilisent chez eux une autre langue que le néerlandais.
Difficile dans ces conditions de continuer à mener une politique d’assimilation
linguistique comme par le passé.

« Malgré cela, les langues des migrants ne font souvent l’objet d’aucune
législation particulière, contrairement aux langues régionales. Mais cela va
changer, parce que la réalité démographique change », assure Kutlay Yagmur,
chercheur dans le domaine du multilinguisme à l’université de Tilburg
(Pays-Bas), l’un des deux auteurs de l’étude.

Déjà, certains pays ont pris acte de ces changements. C’est le cas de l’Etat
de Victoria, en Australie, où le bilinguisme a depuis une vingtaine d’années été
progressivement instauré dans toutes les écoles primaires. En 2002, des cours
obligatoires de « langue autre que l’anglais » étaient dispensés dans 41 langues
dans les écoles primaires ou secondaires.

Des obstacles redoutables
Parallèlement, la langue maternelle, et plus largement le plurilinguisme, ont
progressivement acquis une reconnaissance internationale. Parler sa langue
devient progressivement un droit. Créée en 1999 à l’initiative de l’Unesco, la
Journée internationale de la langue maternelle, célébrée le 21 février, en est
une illustration. La promotion de l’enseignement en langue maternelle ainsi que
l’éducation bilingue ou multilingue font partie des principes défendus par
l’Unesco dans un document-cadre qui vient d’être publié (voir encadré).De plus,
la langue est désormais reconnue comme partie intégrante de l’identité d’une
population. En témoigne la Déclaration universelle de l’Unesco sur la diversité
culturelle, adoptée en 2001, qui reconnaît l’importance des langues dans la
promotion de la diversité culturelle.

Et pourtant, malgré cette prise de conscience croissante, de nombreux
obstacles subsistent. A commencer par des obstacles politiques. « Toute décision
concernant les langues est politique », analyse Linda King, spécialiste
principale du programme à la Division de la promotion de la qualité de
l’éducation (Unesco). « Mais elle se double de considérations techniques sur les
modalités d’apprentissage des langues. L’essentiel est de respecter les langues
locales et de leur donner une légitimité dans le cadre de l’école tout en
permettant aux élèves d’avoir accès à une langue nationale et internationale ».

Auteur de La Guerre des langues et les politiques linguistiques (Hachette,
1999), Louis-Jean Calvet est encore plus explicite. « La guerre des langues
n’est jamais que l’aspect linguistique d’une guerre plus vaste », écrit-il.

Une décision politique
Ce sont le plus souvent les minorités qui font les frais de cette guerre. La
première mesure de vexation qui leur est infligée consiste en général à
interdire l’usage de leur langue. Un seul exemple parmi des centaines : dans
l’Indonésie de Suharto, la communauté chinois faisait jusqu’en 1998 l’objet
d’une répression systématique. L’usage du chinois y était formellement proscrit.
A l’inverse, la promotion des langues nationales dépend généralement d’une
décision politique volontariste. Au lendemain de l’indépendance, une des
premières mesures prises par les nouveaux régimes africains fut de réhabiliter
les langues nationales. Le swahili est ainsi devenu en 1963 langue officielle du
Kenya. La Guinée a quant à elle entamé dès son indépendance une décolonisation
linguistique. Elle a décrété langues officielles les huit idiomes les plus
parlés dans le pays et lancé des campagnes d’alphabétisation.

Arrivé au pouvoir à la faveur d’un coup d’Etat, le général Conté rétablira
pourtant, dès le milieu des années 1980, la totalité de l’enseignement en
français. Quant aux élites kenyanes, elles parlent aujourd’hui plus volontiers
l’anglais que le swahili. « Une décision symbolique ne suffit pas », observe
Annie Brisset, professeur à l’école de traduction et d’interprétation d’Ottawa
(Canada) et consultante de l’Unesco sur la question des langues. « Dans un
certain nombre de pays d’Afrique, la langue des anciens colons jouit encore d’un
tel prestige que les parents préfèrent scolariser leurs enfants en français ou
en anglais, parce que c’est encore synonyme de promotion sociale ».

Le renouveau des langues locales
« Pour qu’une approche multilingue fonctionne, il faut que le pouvoir perçoive
la multiplicité des langues comme une richesse et non comme un problème à gérer.
Il faut aussi que les populations elles-mêmes soutiennent cet effort », estime
Clinton Robinson.

C’est dans cette optique qu’a été créée en 2001 l’Académie africaine des
langues, basée au Mali, afin de promouvoir l’usage des langues du continent.
Depuis 1994, le Mali applique la pédagogie dite « convergente », qui consiste à
enseigner aux enfants du primaire dans leur langue maternelle pendant les deux
premières années de leur scolarité.

Plus récemment, le Sénégal a quant à lui lancé une politique de
réhabilitation des langues nationales. Depuis la rentrée 2002, les élèves de 155
classes du pays suivent les cours en wolof, pulaar, sérère, diola, mandingue et
soninké, six langues choisies parmi les 23 parlées dans le pays. Désormais, les
enfants seront scolarisés en langue nationale à 100 % en maternelle, à 75 % au
cours préparatoire et à 50 % au cours élémentaire. Le français reprend ensuite
le dessus. Mais aux obstacles politiques peuvent s’ajouter des limites
techniques. Pour des pays qui, comme le Nigeria, comptent plus de 400 langues
sur son sol, la tâche s’annonce plus compliquée. Comment choisir les langues
d’enseignement ? Selon quels critères ? En outre, un parler, quel qu’il soit,
doit pouvoir s’adapter aux réalités de la vie contemporaine.

Adapter les idiomes
« Pour devenir vecteur d’enseignement, une langue ne doit pas seulement être
capable de décrire la mythologie de la forêt, mais aussi des phénomènes comme la
fonction chlorophyllienne ou les mécanismes de l’effet de serre », précise
Ibrahima Sidibe, spécialiste du programme à la Division de l’éducation de base
de l’Unesco. Mais comment une langue pourrait-elle parvenir à créer de nouveaux
mots, pour désigner un logiciel ou un navigateur Internet, lorsqu’elle est
marginalisée et réduite aux échanges quotidiens ? Fortement concurrencées par le
russe pendant près de 70 ans, les langues parlées dans les anciennes Républiques
soviétiques manquent aujourd’hui des termes adéquats pour décrire notre
environnement technologique ou scientifique.

« L’azeri est devenu la langue officielle de l’Azerbaïdjan en 1992 »,
explique Annie Brisset. Première conséquence : l’alphabet latin a remplacé le
cyrillique. « Ensuite, on ne l’utilisait plus que dans la conversation courante.
Il a donc fallu constituer des bases de données terminologiques afin de recenser
tous les mots et expressions existant dans cette langue et créer des termes
nouveaux pour l’adapter aux besoins juridiques, commerciaux, diplomatiques ou
technologiques d’aujourd’hui. C’est un préalable indispensable avant de
l’enseigner à l’école ». La tâche est immense. Et coûteuse. Le Pérou en a fait
l’expérience. En 1975, un décret du gouvernement fait du quechua une langue
officielle. Cela impliquait de traduire tous les documents officiels et de
l’enseigner à l’école.

Le gouvernement de l’époque évalua à 200 000 le nombre d’enseignants
nécessaires. Le projet fut progressivement abandonné. Mais la pression en faveur
d’une généralisation de l’enseignement bilingue vient désormais des populations
indiennes elles-mêmes.

« De plus en plus conscients de leurs droits, les mouvements indigènes
réclament une reconnaissance de leur culture », indique Juan Carlos Godenzzi,
enseignant à l’Université de Montréal (Canada) et ancien directeur du
département d’éducation bilingue au ministère de l’éducation du Pérou.

Et cette reconnaissance passe avant tout par une valorisation de la langue,
socle de toute construction identitaire.

(Le 23 février 2005)

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