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UNE UNIVERSITÉ «FRANÇAISE» EN ANGLAIS II

UNE UNIVERSITé «FRANçAISE» EN ANGLAIS
Vietnam – Dans un pays de la Francophonie.

NDLR – Le texte suivant se veut une réponse au courriel de Madame Brigitte Berlioz-Houin, conseillère pédagogique pour l’Université internationale française au Vietnam, qui réagissait à l’article «Le projet d’université internationale française au Vietnam»

Je ne connais pas le parcours personnel ni l’expérience acquise par Madame Brigitte Berlioz-Houin dans le domaine de la pédagogie et de l’enseignement aux étrangers mais il me semble qu’elle est soit malhonnête dans ses propos soit particulièrement mal renseignée. Malheureusement, certaines évidences qui sautent aux yeux lorsqu’on vit et qu’on travaille à l’étranger peuvent demeurer invisibles au professionnel le plus compétent lorsqu’il base ses jugements sur une expérience acquise dans le pays dont il est natif, même si cette expérience semble faire autorité auprès des instances nationales qui sont censés l’évaluer et l’utiliser dans le cadre de missions particulières considérées de grande importance, comme cela semble être le cas ici.

Madame Brigitte Berlioz-Houin semble très optimiste par rapport à M. Nguyen Quoc Khanh qui n’a pas hésité à déclarer publiquement qu’il n’espère même pas que l’Université internationale française au Vietnam (UIFV) puisse offrir 20% de ses cours à ses étudiants en français. « Les cours en langue française » a-t-il dit, « ne seront pas sélectionnés par plus de 20% des étudiants dans le meilleur des cas ! ». On peut donc raisonnablement parier que l’offre initiale de l’UIFV suivra naturellement cette estimation.

Dans le projet de l’UIFV, comme dans d’autres projets d’universités et d’instituts « internationaux » plus ou moins spécialisés, et qui sont censés fonctionner en plusieurs langues, l’expérience prouve indubitablement que les langues autres que l’anglais sont en général assez rapidement éliminées en faveur de ce dernier, sauf dans des cas très particuliers que je n’évoquerai pas ici. A ce titre, Madame Brigitte Berlioz-Houin ne peut pas ne pas connaître l’évolution qu’a subi l’Institut européen d’administration des affaires (INSEAD). A l’origine, cet institut, qui offrait un programme de formation accéléré en administration des affaires était censé fonctionner en trois langues, le français, l’allemand et l’anglais. Pour candidater à l’INSEAD, les étudiants, au départ, devaient être trilingues ou, tout au moins, suffisamment maîtriser les trois langues pour suivre des cours dans l’une de ces trois langues réparties à peu près équitablement sur l’ensemble du cursus. Les candidats trilingues ne courant pas les rues, cette exigence réduisait considérablement la demande étudiante pour faire des études à l’INSEAD. Dans le cadre d’un institut privé qui applique donc une logique commerciale, l’atout du trilinguisme devint très vite un inconvénient et fut donc éliminé. Pour la même raison, le français, langue internationale mais non dominante comme l’anglais, fut éliminé à son tour. Aujourd’hui, Madame Brigitte Berlioz-Houin sait fort bien que les cours se donnent exclusivement en anglais, que nulle part on ne peut trouver de la documentation en français émise par cette école et que l’INSEAD est un acronyme qui est devenu totalement périmé.

Madame Brigitte Berlioz-Houin nous objecterait le fait que l’école demande la connaissance d’autres langues. Pour être admis, en théorie, il faut connaître une deuxième langue et, pour recevoir le diplôme, il faut, ensuite, en connaître une troisième. Il suffit de consulter le site Internet de l’école pour obtenir le détail de ces prétendues exigences. On peut toutefois douter de leur efficacité quand on constate que de nombreux diplômés du campus de Fontainebleau de l’INSEAD ne savent même pas s’exprimer dans la langue locale, c’est-à-dire en français, à l’issue de leurs études alors qu’ils ont vécu au moins un an au plein coeur de la France !

Un an est largement insuffisant pour apprendre et maîtriser une langue étrangère si on n’en a pas déjà d’excellents rudiments, ce qui prouve que les prétendues exigences linguistiques de l’INSEAD sont totalement irréalistes, tout au moins à propos de la connaissance de la « troisième langue ». A l’exception notable de l’espéranto, on ne maîtrise pas une troisième langue en un an. Quant à l’exigence à l’entrée de la connaissance d’une seconde langue, elle est placée au niveau III, défini comme suit dans la documentation fournie par l’INSEAD : « Ability to communicate with some structural accuracy and fluency about general interest and familiar business topics ». Toutefois, l’INSEAD exige le niveau IV en anglais qui correspond à « the ability to conduct business ». Quant à l’admission, la certification dans la seconde langue reste à la discrétion de l’INSEAD.

Il serait inutile de ratiociner davantage à propos de l’actuelle réglementation de l’INSEAD en ce qui concerne les langues. D’un établissement qui, à l’origine, dispensait effectivement des cours dans trois langues, on est passé à un établissement strictement monolingue pour des raisons commerciales, n’exigeant donc plus dans les faits une connaissance des langues autres que l’anglais qui soit réellement mise à l’épreuve par un programme d’études qui puisse ainsi valider cette connaissance de fait.

Le cas du Centre franco-vietnamien de formation à la gestion (CFVG) que Paris-Dauphine, l’université à laquelle Madame Brigitte Berlioz-Houin appartient, a largement contribué à mettre au point, nous met en face de la réalité vietnamienne. Financé par des fonds du Ministère des affaires étrangères (MAE), ce programme est devenu totalement monolingue anglais sur HoChiMinh Ville et n’est plus qu’à 20% en français sur Hanoï. Il est donc plus que probable que la classe en français soit supprimée dans un proche futur car on objectera probablement que les coûts de formation en français deviendraient alors prohibitifs compte tenu du déclin du nombre d’étudiants qui pourraient être encore intéressés par ce type de formation.

La conclusion qu’atteindront certainement M. Nguyen Quoc Khanh et Madame Brigitte Berlioz-Houin coule de source. Les étudiants ne sont plus intéressés à suivre des formations en langue française. Nous devons donc basculer à l’anglais. Tout le gratin des fonctionnaires du MAE semble en être convaincu. Si nous voulons continuer à avoir une certaine influence et drainer quelques bénéfices de nos activités, nous devons les exercer en anglais et dispenser notre enseignement « à la française » dans cette langue.

Ce raisonnement simpliste ne correspond pas à la réalité du terrain. Au Vietnam, il suffit d’avoir quelques contacts avec les étudiants pour comprendre exactement ce qui s’y passe. Si les Vietnamiens se détournent du français, ce n’est pas parce que cette langue est tombée en leur défaveur, c’est parce qu’elle est devenue inutile auprès des employeurs français eux-mêmes. Pourquoi étudier le français si, quand nous obtenons notre diplôme, les compagnies françaises installées au Vietnam exigeront l’anglais comme langue de travail ? L’emploi francophone, qui devrait être plus que substantiel au Vietnam puisque la France est le premier investisseur européen dans ce pays, se réduit souvent à zéro ou presque, chez ceux qui devraient y être intéressés au premier chef.

Toutefois cette explication est insuffisante. En guise de formations « à la française », celles qui sont privilégiées par les Français s’alignent dans les faits de plus en plus sur les formations anglo-saxonnes. C’est probablement en gestion et en informatique que cet alignement est le plus patent puisqu’il est souligné par l’emploi généralisé des désignations anglo-saxonnes ! Il existe peut-être une gestion à la française mais le

management » ne peut qu’être d’inspiration américano-britannique. Il n’existe aucun professeur de gestion ou d’informatique de nos jours qui n’utilise une pléthore de mots anglais non traduits. Les étrangers ne sont pas insensibles à ce phénomène et, plutôt que de souligner des techniques de pointe, il souligne notre dépendance mentale vis-à-vis des modèles d’enseignement anglo-saxons. Cet usage de mots anglais non traduits, dans des cours qui sont censés être offerts encore en français, fait apparaître en filigrane, qu’on le veuille ou non, une dépendance du monde francophone vis-à-vis du sujet enseigné et que l’on pourrait alors considérer, quelquefois à tort, comme ayant été développé dans des pays anglo-saxons, réduisant ainsi fortement l’intérêt d’une formation en langue française chez des étudiants étrangers. C’est ainsi que les francophones natifs ne cessent de dévaloriser, eux-mêmes et bien inconsciemment, aux yeux des étrangers, les formations supérieures qu’ils ont l’ambition de dispenser au reste du monde. Par la même occasion et pour des raisons de simple symétrie, ils valorisent, bien involontairement encore une fois, les formations correspondantes dans les pays anglophones et se demandent ensuite pourquoi les pays francophones et la France, plus particulièrement, n’attirent plus que très marginalement les étudiants internationaux en science et en technologie ! Le meilleur exemple d’une telle inconscience fut sans doute constitué par un ex-ministre français de l’Education, qui avait l’ambition d’accroître à 25% la population estudiantine internationale dans les universités de son pays, après avoir de facto placé la langue anglaise comme l’un des piliers de son dispositif éducatif dans toutes les disciplines scientifiques et des techniques de l’ingénieur !

Nous ne pouvons faire constamment référence, même implicite, même par le biais de simples mots non traduits et donc de manière subliminale, à un autre modèle, sans parallèlement, dévaloriser le nôtre. Offrir des formations en anglais est encore pire car, explicitement, nous nous détournons du seul modèle d’enseignement pour lequel nous sommes encore véritablement crédibles, celui que nous pouvons dispenser en langue française. Dans le contexte actuel, l’usage de l’anglais, explicite ou implicite, ne peut que préparer à nous évincer nous-mêmes en anticipation de notre remplacement plus ou moins rapide par des successeurs anglophones natifs, américains, britanniques ou australiens, en exclusivité ! On le voit au Japon, par exemple, ou à Formose, où la demande en langue anglaise s’est totalement reconcentrée sur les anglophones natifs. Pourquoi se contenter d’une mauvaise copie quand on peut avoir accès à l’original, une fois que l’on a les moyens de se le permettre ? Pourquoi tolérer un Français qui donne un cours de « management » et pour lequel l’usage de l’anglais est aussi confortable que celui d’un habit mal taillé lorsque l’on peut se permettre d’aller à la source avec un Australien, un Américain ou un Britannique ?

Je ne critique pas le droit d’une institution privée à dispenser des cours en zoulou, en swahili ou en anglais, mais les intérêts des contribuables français sont très différents de ceux d’une école de droit privé et une école de droit réellement privé n’a pas à quémander des subsides d’Etat pour déterminer sa propre existence, d’autant plus que, selon la formule qui est ici envisagée, elle prépare automatiquement à se faire évincer de son propre terrain.

Comment se fait-il que Madame Brigitte Berlioz-Houin ne connaisse pas les paramètres de base qui gouvernent les choix des étudiants étrangers ? Comment se fait-il qu’elle ne comprenne pas, comme le disait Georges Pompidou que, si nous reculons sur notre langue, nous serons emportés purement et simplement ? Comment se fait-il qu’elle ne saisisse pas, elle qui est spécialiste en commerce et en gestion, qu’un vendeur ne peut jamais bien vendre un produit auquel il ne croit pas lui-même, que le français ne peut pas se vendre et s’exporter tant que les gens qui sont censés en faire la promotion n’y croient plus eux-mêmes ? Que les étrangers ne peuvent nullement souscrire à un produit qui est méprisé par ses utilisateurs naturels, c’est-à-dire les Français eux-mêmes ou plutôt par la soi-disante élite qui est censée les représenter à l’étranger sur les marchés de la formation qui sont censés être parmi les plus compétitifs ?

Comment peut-elle affirmer que l’objectif de l’UIFV est de rendre les étudiants vietnamiens trilingues alors la véritable maîtrise d’une langue étrangère représente déjà pour eux un effort majeur et cela d’autant plus lorsqu’il s’agit d’une langue qui n’appartient pas à la même famille linguistique. Madame Brigitte Berlioz-Houin baigne dans la plus grande utopie à moins qu’elle ne veuille nous rouler en masquant ses véritables intentions sous une présentation soignant les apparences.

Il n’est nullement dans la vocation d’un enseignement à la française de promouvoir l’anglais. Les Britanniques et les Américains ne comptent nullement sur nous pour promouvoir leur langue mais ils doivent sourire. On ne peut que sourire lorsqu’on voit un concurrent créer pour lui des conditions qui garantiront son élimination totale et définitive à brève échéance. Combien de crétins galonnés, de pitres diplômés, de hauts fonctionnaires peuvent-ils ainsi agir dans un sens complètement contraire à celui des intérêts de notre pays à long terme, non à partir d’une logique rationnelle mais de croyances du type de celles qui caractérisent avant tout les nations colonisées ?

André Spontini
Entrepreneur à Hanoï
Le 31 janvier 2004

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——– Message original ——–
Sujet: Re: Université "française" en anglais dans un pays de la
Francophonie ?
Date: Wed, 28 Jan 2004 14:28:13 -0800
De: Brigitte Berlioz-Houin < Brigitte.Berlioz-Houin@dauphine.fr >
Pour: Patrick Andries < hapax@iquebec.com >

Monsieur,

Je crains que la présentation qui vous a été faite de l’UIFV vous ait conduit à une vision fausse de celle-ci sur le plan linguistique. Il est en effet prévu que l’UIFV n’utilisera pas de critère linguistique dans ses recrutements, l’enseignement en première année d’un cycle de 3 ou 5 ans devant être réalisé en vietnamien. Par contre, dès cette première année, sont prévus des enseignements de langue française et anglaise. Il est également prévu que, dès la seconde année, certains enseignements se dérouleront en français et en anglais, ces enseignements devant peu à peu se substituer complètement aux enseignements en vietnamien. En cinquième année des cycles longs l’enseignement devrait se faire exclusivement en français et en anglais. L’objectif est que les étudiants, à la sortie d’un cycle de 5 ans, soient trilingues vietnamien, français, anglais. Pour les cycles de Trois ans, cet objectif ne pourra vraisemblablement être complètement atteint, mais un plus linguistique aura été donné aux étudiants. Pour les cycles en un an , on verra selon la demande.

Vous savez que, effectivement, la seconde langue des jeunes étudiants vietnamiens est l’anglais. Mais je pense qu’un projet tel que l’UIFV peut non seulement satisfaire les jeunes étudiants qui apprennent le français, mais encore en attirer davantage par la perspective de sortir de l’UIFV trilingue, à la fois en consolidant leur connaissance et leur pratique de la langue française et en leur donnant en plus l’anglais, qui est la langue incontournable des affaires. Une université uniquemment francophone serait vouée à l’échec dans le contexte vientnamien mais je crois que ce qui est prévu ne peut que renforcer la présence du français au Vietnam.

Croyez, Monsieur, à l’assurance de mes sentiments très distingués

Brigitte BERLIOZ-HOUIN
Conseiller pédagogique pour l’UIFV
Professeur à l’Université de Paris Dauphine
Président Honoraire de l’Université
Tél. Université: 01 44 05 42 68
Tél. portable: 06 09 69 96 90
e-mail: brigitte.berlioz-houin@dauphine.fr

(Le 30 janvier 2004)


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