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VIVRE OU SURVIVRE EN FRANÇAIS

Vivre ou survivre en français

Jacques Gauthier,
écrivain et professeur de théologie,
Université Saint-Paul, Ottawa

Dimanche 23 novembre, vers 19h, je me suis fait expulser de l’autocar 4506 de la
compagnie Voyageur Colonial au terminus du centre-ville de Montréal parce que
j’avais demandé au chauffeur bilingue anglophone de me parler en français.

Plusieurs journalistes ont repris cette nouvelle dans les différents médias. Voici le
détail de cet incident qui a vite pris des allures de débat national sur la langue.

Je revenais du Salon du livre de Montréal où j’avais été invité par mes
éditeurs pour faire la promotion de mes deux plus récents ouvrages, un recueil de
poésie et un essai sur sainte Thérèse de Lisieux. Il y avait une file de passagers au
terminus de la rue Berri pour le trajet Montréal-Ottawa. Comme il neigeait et que je
tenais en plus de ma valise, un sac de livres dans chaque main, je mis mon billet entre
les dents. Le chauffeur le refusa en me baragouinant quelques phrases en anglais.

Je demande à l’autre chauffeur qui ramassait les valises ce qu’il a dit.
“Je pense qu’il a peur que vous le mordiez”?

Croyant que c’était une blague, je réplique: “Do you speak French?” Il
répond d’un sans équivoque: “I’m Canadian”. Le ton monte:
“Ottawa, it’s bilingual”. Il me lance de nouveau: “I’m
Canadian”. Je lui dis en français: “Nous sommes à Montréal ici et
j’exige que vous me parliez en français”. La dispute bifurque en querelle
linguistique. Ses propos me semblent assez grossiers. Je mets fin à la discussion en
allant m’asseoir dans l’autocar.

Méprisé dans ma langue et ma culture

Après quelques minutes, un employé francophone de Voyageur entre dans l’autocar
et me demande de sortir. J’ai beau lui répéter que j’ai seulement exigé
qu’on me serve en français, tel que le stipule l’article 5 de la Charte de la
langue française, il n’entend pas mes objections, me menaçant sans arrêt
qu’il va appeler la police. Des passagers réagissent à cette situation
complètement loufoque. Un deuxième employé, une femme, arrive et me demande plus
poliment de quitter l’autocar.

On me répète que je retarde tout le monde et que le chauffeur a le plein pouvoir dans
son autobus. Il peut accepter et refuser qui il veut. L’employée m’annonce
qu’un deuxième autobus partira aussi à Ottawa et que je peux déposer une plainte.
Je sors pour ne pas pénaliser les autres passagers. Je me sens bafoué dans mon
identité, colonisé dans mon propre pays, méprisé dans ma culture. Je ne suis pas
respecté dans cette langue belle qui me permet d’écrire, de vivre, de survivre,
d’entrer en relation avec les autres.

J’avais écrit dans mon dernier recueil de poèmes, Ce jour qui me précède
(Noroît): “Je suis la vigie d’un pays perdu, à l’affût du moindre
souffle. J’observe au loin la folle monture d’un cavalier vaincu”. En
poésie, les mots nous précèdent souvent. Je suis ce guetteur du pays perdu, ce vaincu
qui n’a que ses mots pour se défendre devant l’oppresseur. Je pense aux
ancêtres, (en ce 23 novembre, c’est la fête des Patriotes à Saint-Denis). Je me
souviens de tous ces “Menaud” qui ont lutté pour que je parle français,
j’entends du creux de moi “l’alouette en colère” de Félix Leclerc,
je revois mon ami Gaston Miron, criant dans les rues de Montréal sa vie agonique:
“Je parle avec les mots noueux de nos endurances”.

Pendant le trajet vers Ottawa, j’écris ce qui m’arrive, pour survivre à la
blessure de ne pas avoir été reconnu et respecté chez moi, pour transcender ce
sentiment d’aliénation. J’entends dans le noir ces voix persécutées de mon
pays incertain qui ont donné et qui donnent encore le sang de leur langage pour que plus
jamais nous ne courbions l’échine devant l’étranger, que nous gardions la
fierté de nos racines culturelles, que nous rejetions la honte et le mépris des autres,
malgré leur Loi des mesures de guerre ou leur arrogance hypocrite. Je pense aussi à
Jésus, à Gandhi, à Martin Luther King, à Mgr Oscar Roméro…

Arrivé à Ottawa, je dépose une plainte officielle à Voyageur Colonial où je parle
de harcèlement, d’abus de pouvoir, de discrimination.

J’apprendrai par la suite que la plainte s’est égarée. Mon épouse
m’encourage à me battre pour nos quatre enfants. Je contacte le journal LeDroit.

Mercredi matin, je fais la une de ce quotidien; l’article paraît en même temps
dans d’autres quotidiens, via la Presse Canadienne. Le but est atteint. Je suis
assailli par les journalistes à ma résidence de Gatineau.

Je dépose une plainte à l’Office de la langue française et à la Commission des
droits de la personne du Québec. La plainte est irrecevable au Commissariat aux langues
officielles à Ottawa puisque Voyageur ne relève pas des services gouvernementaux.

Les excuses de Voyageur

Pendant ce temps, Voyageur donne sa version, sans me consulter. J’apprends sur les
ondes de Radio-Canada, que j’aurais eu un comportement agressif et que le chauffeur
craignait pour la sécurité des passagers. Ce qui est totalement faux. Me voilà
doublement humilié. La résistance s’organise, des passagers s’identifient.
J’exige des excuses publiques de la part de Voyageur. Jeudi, je les reçois de Badru
Khawja, président de Voyageur, qui s’excuse aussi de leurs premières réactions au
sujet de cet incident. Un communiqué parvient le lendemain aux médias. Après une
enquête interne, Voyageur offre ses excuses et informe que tous leurs chauffeurs seront
désormais bilingues. à la radio, j’entends que j’ai obtenu gain de cause.

Pourtant, je ne ressens pas cela comme une victoire, même si j’ai apporté ma
pierre à la défense du français et de ma culture. Il reste tant à faire. Pour que
notre langue soit vivante et exprime vraiment notre identité, il faut croire en sa
beauté, donc la parler partout, surtout dans une région frontalière comme la mienne.
Utopie!

Je veux vivre debout, libre et digne, dans ce pays bizarre qui tolère de moins en
moins la différence, surtout depuis le dernier référendum. Je n’ai que faire de
ces grandes déclarations d’amour fusionnel qui ne mènent qu’à la confusion et
de tous ces plans B ou tactiques qui nous marginalisent et nous divisent. La vie
n’est pas un match où dominent l’attitude partisane aveugle et
l’intolérance crasse. à moins que je sois trop naïf!

Il n’y aura pas de victoire, tant qu’un francophone ne sera pas servi dans sa
langue au Québec, tant qu’il y aura des partitionnistes qui en viendront aux coups
avec des ultra-nationalistes, tant que le respect mutuel ne sera pas assez profond pour
laisser l’autre assumer sa différence dans la vérité de ses choix, tant que la
peur nous empêchera d’être nous-mêmes. Cette victoire ne s’obtient pas
seulement le temps d’un référendum, quel qu’il soit. Elle est l’oeuvre de
toute une vie de vigilance, d’écoute et de persévérance, une vie en mouvement, à
l’image de notre culture.

Tel est notre destin de francophones en Amérique! Tel et notre rêve à reprendre tous
les matins! Nous vaincrons, parce que nous aurons lutté jusqu’au bout pour la
justice et la liberté, pour la vitalité du peuple fondateur que nous formons et qui ne
veut pas disparaître, même s’il est minoritaire. Il n’en tient qu’à
nous, qu’à nous seuls, de vivre ou de survivre en français, dans l’espérance
têtue de notre devenir.

“Des violons pendent aux armoiries glacées des ancêtres. Il ne faut qu’un
coup d’archet pour qu’un peuple se dégèle et annonce la débâcle, sa
métamorphose dans l’avenir”. (Ce jour qui me précède).


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