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ÉLIMINATION DU FRANÇAIS

Concernant le débat autour du développement de l’enseignement en anglais dans les universités francophones, je voudrais vous apporter mon témoignage.

Professeur de français pour étudiants étrangers à la Sorbonne depuis plus de trente ans, j’ai eu l’occasion de parler de difficultés linguistiques avec des étudiants de toutes nationalités.

Beaucoup d’entre eux – de plus en plus, au fil du temps – avaient ces deux caractéristiques :

D’une part, ils considéraient nos cours comme un intermédiaire entre eux et leurs études en France : une propédeutique linguistique en vue de leur entrée à l’Université.

D’autre part, notamment les miens parce que je leur enseignais surtout le français commercial et économique, c’étaient des « non-littéraires » – ce qui ne veut pas dire qu’ils ne s’intéressaient pas à la littérature et à la culture générale, bien au contraire.

Vu le « profil » de ce public, je suis donc frappé par ce fait : jamais, au cours de ces années, je n’ai entendu un étudiant faire une remarque du genre « Ce serait plus simple pour tout le monde si on faisait les études supérieures en anglais. » Ni aucun écho dans ce sens en parlant avec mes collègues.

Et je ne crois pas du tout que ce soit pure politesse, pour éviter de sous-entendre « On n’aurait pas besoin de vos cours de français. » ! Vu le rapport de confiance avec les étudiants, nous pouvions parler de ces choses en toute liberté – et humour – en visant leur seul intérêt.

Mais, encore une fois, ce qui me semble devoir retenir notre attention, c’est que des étudiants non-littéraires se montrent si peu désireux de faire l’économie d’une étude de la langue considérée comme un « obstacle ». En effet, s’il y a bien un domaine dans lequel on est sans cesse tenté de « passer à l’anglais » comme si la chose allait de soi, c’est bien le français des affaires. Quiconque l’a enseigné sait bien que – diplomatiquement – il doit défendre le français : « Anglais à consommer avec modération ! » Or, si intéressés qu’ils fussent par les affaires, ces étudiants ne venaient pas apprendre du français au rabais, simplifié parce que « déjà » mêlé d’anglais. Ils voulaient bel et bien apprendre du français.

Certes les étudiants de la Sorbonne ne sont pas forcément représentatifs de tous les étudiants étrangers, mais vu leur nombre ce n’est pas un « échantillon » négligeable, pour connaître les attentes de cette population que nous voulons attirer dans nos universités. Et leur attachement au français, malgré les difficultés de son étude, contraste singulièrement avec le peu d’attachement au français chez ceux qui, en haut lieu, voient dans le « tout-à-l’anglais » une panacée académique. Leur idée de faire entrer l’anglophonie dans la francophonie a de quoi laisser pour le moins perplexe. En effet :

Soit elle est une réponse à un problème réel : faire des études scientifiques en français devient de plus en plus difficile, a fortiori pour des étrangers. Mais si, au lieu de franciser le langage scientifique, on juge plus simple et plus rapide de le remplacer par l’anglais, il faut bien se rendre compte de ce que cela signifie comme attitude intellectuelle : un refus de relever le défi de l’innovation terminologique, nécessaire à une langue vivante ; une pure et simple abdication.

Soit elle est inspirée par un parti-pris idéologique et culturel – ou anti-culturel – que pour ma part je trouve de très mauvais aloi, sur lequel cependant je ne m’étendrai pas parce que, au-delà de toute polémique, il renvoie à une question de fond impossible à traiter ici : quelle conception, en général, on a de ce que c’est qu’une langue.

Dans les deux hypothèses, il y a menace sur la francophonie. D’où mon hostilité à l’anglicisation de nos universités. Une hostilité qui, je vous prie de le croire, n’a rien à voir avec une phobie de l’anglais (langue dont je n’ai pas fini de découvrir le génie – quand il s’agit du vrai anglais, et non pas du « globish » qui le menace de toutes parts), ni avec un réflexe de défense corporatiste, car ce qui est ici en jeu dépasse le cadre des études. Dans les domaines les plus divers, un même processus est à l’œuvre : au nom de l’efficacité[1], sous couleur de modernité, l’élimination du français.

Nous sommes nombreux à ne pas nous y résigner, et beaucoup de ces choses ont déjà été dites, mais je ne crois pas inutile que chacun apporte un point de vue issu de sa propre expérience.

Pierre Collomby

13 juin 2013



[1] On pourra apprécier cette « efficacité » à partir d’un exemple cité par Jacques Attali : « l’échec cuisant de l’université française de Saïgon, qui enseigna un moment en anglais, provoquant le départ en masse de ses étudiants vers l’université américaine de la ville » (Jacques Attali, Enseigner en Français !, 22 avril 2013) Comme dit Sganarelle dans Dom Juan : « Voulez-vous rien de plus efficace ? »

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