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INFLUENCE DE L’ANGLAIS

Docteur en linguistique, l’auteur de ce texte, Pierre Cardinal est professeur honoraire de l’UQO. Il fera paraître, en janvier, 2010 Le Vocabulaide (md), un dictionnaire traitant des influences de l’anglais – les vraies et les prétendues — sur le français canadien écrit.

Le Droit du 23 mai 2009 nous apprenait, en page 9, qu’à Gatineau, dans l’arrondissement d’Aylmer, des panneaux publics signalant des travaux de voirie contenaient « trois fautes d’orthographe dans les cinq mots français qu’ils présentent » : Chemin fermée. Circulation local seulment. Les protestations n’ont pas tardé, comme on le devine. Or, en matière de communication écrite, l’orthographe est à la langue ce que la peinture est au bâtiment : ce n’est pas elle qui assure la solidité de l’édifice. Mais c’est elle qu’on remarque en premier. Aux yeux du locuteur moyen, qui est conditionné en cela depuis l’école primaire, l’orthographe prime donc malgré son caractère superficiel : si l’orthographe va, le message va. Sur les panneaux en question, le message n’allait évidemment donc pas, puisque mal orthographié à trois reprises. Pourtant, ce n’est pas seulement l’orthographe qu’il fallait retoucher ici (ce qui a été fait d’ailleurs) : c’est les deux (brèves) phrases entières qu’il aurait fallu récrire si on avait voulu vraiment qu’elles soient en français authentique. Même orthographiées correctement, ces phrases sont toujours erronées, parce que traduites littéralement de l’anglais : elles n’ont de français que leur forme, leur apparence. En effet, dans la terminologie officielle, c’est rue barrée qui rend normalement l’anglais road closed, et non pas chemin fermé. Car, sauf pour désigner une voie ancienne, autrefois vrai chemin de terre, on évite en français moderne de parler de chemin, dans une grande ville : ainsi, le Chemin de Montréal, à Ottawa, et le Chemin Vanier, à Gatineau, ne s’appelleraient-ils pas, en français non influencé par l’anglais, rue (ou boulevard ) de Montréal et rue (ou boulevard ) Vanier ? Et l’adjectif fermé, quant à lui, serait plutôt employé dans le cas d’une grand-route en travaux.

Le français est aussi une langue qui pratique fréquemment ce qui s’appelle l’économie par l’évidence. Quand l’accès à une voie publique en rénovation est bloqué par des barricades, on peut très bien se contenter de mettre sur le panneau : travaux ou chantier. Accès interdit. Et quand l’accès à une voie publique n’est que partiellement bloqué, comme c’est souvent le cas, on complète le message en traduisant local traffic only par accès réservé aux riverains, le mot riverain étant employé ici, par analogie, pour désigner de façon imagée les habitants des deux « rives » d’une rue ou d’une route.

En résumé donc, on aurait pu écrire en français : TRAVAUX. ACCÈS RÉSERVÉ AUX RIVERAINS. Mais cette formulation écrite, tout à fait banale ailleurs que chez nous, est tellement différente de la « translation » courante de l’usage canadien qu’elle nous paraît étrange, étrangère même, par ses origines vues comme européennes. Car voilà donc où nous a mené notre bilinguisme : nous l’avons tellement intériorisé, que même ce qui est objectivement propre au « génie » de notre langue, », c’est-à-dire à ses habitudes, nous paraît maintenant étranger d’origine. Notre aliénation culturelle partielle à nous, locuteurs natifs du français canadien, nous a même fait oublier un de nos droits linguistiques fondamentaux : quelle qu’en soit l’origine, si nous le voulons, tout ce qui est français nous appartient à nous aussi, par héritage historique. Mais cet « oubli » est peut-être le prix de notre bilinguisme collectif. Et en ce sens, les mêmes causes entrainant les mêmes effets, nous ne sommes peut-être pas tellement différents des autres communautés linguistiques bilingues du monde. J’en connais toutefois beaucoup chez nous qui ne seraient pas d’accord avec moi sur cette question ! Et ici aussi on est en présence d’un bel exemple de l’éternel conflit propre au comportement linguistique : celui opposant l’idéal, la norme du langage, et l’usage, son emploi effectif dans la communication courante mise au service de la vraie vie, là où rien n’est jamais parfait.

L’incident — exceptionnel ? — du panneau fautif est d’autant plus regrettable qu’il a mis en cause, bien involontairement, la Ville de Gatineau dont les communications publiques sont, à ma connaissance, toujours libellées en français canadien correct, et même soigné, ce qui va de soi pourrait-on m’objecter avec raison. Et surtout qu’il a eu pour conséquence de détourner l’attention du fond de la question – l’influence souvent imperceptible de l’anglais sur notre langue publique –, comme nous venons de le voir sommairement. Il faut être reconnaissant à Impératif français de nous donner la possibilité d’y réfléchir à haute voix et collectivement.

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