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LA FRANCE ET LE QUÉBEC

CHRISTIAN NÉRON
L.L., LL.B., D.E.S., M.A.
Membre du Barreau

Québec, le 5 juin 2008

Monsieur François Fillon
Premier Ministre
Hôtel de Matignon
57, rue de Varenne
75700, Paris, France

RE : Les liens politiques et légaux entre la France et le Québec.

Monsieur le Premier Ministre,

À titre personnel et de membre du Collectif Nationalité française, je porte à votre attention quelques commentaires suite aux déclarations présidentielles prononcées principalement à La Rochelle à l’occasion des célébrations du 8 mai dernier.

De manière on ne peut plus affirmative, le président a déclaré :

« Il faut que vous le sachiez, la France aime beaucoup le Canada ».

. . .

« Vous savez que nous, on est très proches du Québec, mais je vais vous le dire, on aime beaucoup le Canada aussi. On n’oppose pas nos deux amitiés et nos deux fidélités. On les rassemble pour que chacun comprenne que ce que nous avons en commun, on va le tourner vers l’avenir pour que l’avenir du Canada et de la France soit l’avenir de deux pays pas simplement alliés mais de deux pays amis ».
. . .

« On aime le Québec, mais on aime le Canada. On aime les deux. »

Vous comprendrez que, en certaines circonstances, il devienne délicat d’avouer publiquement avoir deux amours simultanés difficilement compatibles. Le président a fortement insisté sur l’amour et l’amitié, mais il nous apparaît qu’il a occulté la dimension légale de la question. Au plan diplomatique, le lien entre la France et le Québec est atypique et le demeurera longtemps, ne serait-ce qu’en raison d’un passé commun que nul ne peut ignorer. Chaque Québécois peut aisément s’imaginer qu’à une certaine époque ses ancêtres et les vôtres ont taillé et sculpté la pierre ensemble pour construire des monuments qui font encore la fierté de la France.

Le général de Gaulle, lors de sa visite qui a profondément marqué nos esprits, déclarait :

«… À la base de l’évolution qui est en train de s’accomplir en ce qui concerne à la fois le destin des Français canadiens et leurs liens avec la France se trouvent trois faits essentiels… Le premier, c’est qu’en dépit du temps, des distances, des vicissitudes de l’histoire, un morceau de notre peuple est installé, enraciné, rassemblé ici. Oui, un morceau de notre peuple, par le sang qui coule dans ses veines, par la langue qui est la sienne, par la religion qu’il pratique, par l’esprit, les mots, les gestes, les coutumes, le comportement de ses familles, de ses hommes, de ses femmes, de ses enfants, enfin par la conscience profonde qu’il a de sa propre communauté. »

Le général de Gaulle a parfaitement saisi le fondement du lien qui unit la France et le Québec : deux morceaux d’un même peuple. La France, au XVIIe siècle, de manière libre et éclairée, a posé en Amérique du Nord des gestes fondateurs assimilables à des actes de paternité. L’embryon d’une nouvelle nation a été créé. Cette nation cherche aujourd’hui à prendre toute la place politique qui lui revient dans le monde. C’est la vie d’une nation qui suit son cours. En de telles circonstances, n’est-il pas naturel que ces deux morceaux, la nouvelle et l’ancienne nation, établissent des rapports fondés sur une loyauté qui ne soit pas le résultat d’une recherche des intérêts et des équilibres. Les liens diplomatiques entre la France et le Québec sont atypiques en ce sens qu’ils sont internationaux tout en conservant une dimension de loyauté qui ne saurait être autre que fraternelle. Toujours lors de cette visite mémorable, le général déclarait à Berthier :

« Il y a longtemps que (la France) vous doit quelque chose, eh bien, la France veut vous rendre ce qu’elle vous doit… Je vous préviens que plus les jours passeront et plus vous sentirez le vieux pays parmi vous, et plus les jours passeront et plus, je le crois, vous apporterez au vieux pays votre propre concours, le concours de vos capacités, de votre ardeur. Nous mettons tout cela ensemble. »

Il s’agit là d’une promesse publique transmise directement par le président de la France à l’ensemble de la population du Québec qui l’a spontanément et chaudement acceptée. Malgré toute absence de formalités, ne s’agit-il pas là de la conclusion d’une entente qui lie légalement ? C’est le concours des volontés qui crée l’entente. Chose évidente, la promesse du général a plus de poids qu’un simple engagement moral.

Suite à la visite, les deux communautés françaises se sont réapprivoisées et reconnues. Au niveau des gouvernements, des échanges se font, des engagements se prennent, et ce, sans compter les initiatives à titre privé. À l’occasion des auditions de la Commission des Sages sur la réforme du Code de la nationalité, le Dr François Lubrina, président du Rassemblement des Français canadiens, a présenté un mémoire et a comparu devant les commissaires. Le but de son intervention était de réclamer un amendement à l’article 144 du Code civil (devenu art. 30-3) afin d’écarter, lors d’une demande de reconnaissance de nationalité, la preuve de la possession d’état de Français. Ce fardeau de preuve a toujours constitué un empêchement majeur pour les Québécois d’origine française désireux de réclamer leur nationalité, laquelle leur avait été retirée au mépris des lois fondamentales du royaume de France lors de la conclusion du Traité de Paris de 1763. Malheureusement, la Commission n’a pas donné suite à la requête, mais sous une forte pression de la part des sénateurs représentant les Français de l’étranger, le législateur a adopté l’article 21-14, lequel permet à toute personne qui s’est fait opposer la fin de non-recevoir prévue à l’article 30-3 de réclamer sa réintégration dans la nationalité française en souscrivant une déclaration auprès d’un magistrat ou d’un consul en poste à l’étranger. Le 27 juin 1994, le législateur a émis une circulaire afin de guider l’interprétation et l’application de l’article 21-14. Dans ce document, le législateur invite les magistrats et consuls à faire montre d’une certaine ouverture d’esprit lors de l’évaluation de la preuve du maintien de liens manifestes avec la France. Entre autres, on y trouve l’exemple d’une personne qui ferait partie d’une association faisant la promotion de la langue française, ou encore le simple fait d’envoyer ses enfants étudier à une école française. L’interprétation de l’article 21-14, à la lumière de la circulaire du 27 juin 1994, fait en sorte que près de 80 % de la population du Québec répond à l’ensemble des critères prévus à la loi pour être réintégré légalement dans la nationalité française. En conséquence, ils peuvent aussi se qualifier pour participer aux élections présidentielles françaises. En fait, on peut dire que la promesse du général de Gaulle s’est concrétisée avec l’adoption de l’article 21-14 du Code civil.

Lors de l’audition devant la Commission des Sages, le 21 octobre 1987, l’historien Pierre Chaunu a expliqué que la situation au Québec était assimilable à celle qui prévalait sous l’Ancien Régime où un sujet français, habitant un territoire cédé par traité, pouvait se présenter au Parlement de Paris et faire reconnaître qu’il n’avait jamais cessé d’être régnicole français puisque le roi, en vertu de ses pouvoirs limités, ne pouvait valablement céder à une autre souveraineté une province de la Couronne de France.

Cette théorie légale a été amplement démontrée dans un mémoire daté du 17 avril 2006, et que l’on retrouve sur le site (http://www.voxlatina.com/vox_dsp2.php3?art=1974 ) de Voxlatina. Dans ce mémoire, on y démontre que le traité de 1763 contrevient de deux façons aux droits des « habitans français du Canada » puisque, d’une part, le roi Louis XV ne pouvait céder légalement quelque dépendance de la Couronne sans obtenir, au préalable, le consentement des États Généraux et que, d’autre part, il ne pouvait céder une population composée de ses propres sujets à un souverain étranger sans avoir obtenu, au préalable, l’assentiment de cette population. D’ailleurs, une requête en confirmation de la nationalité française a été présentée en mai dernier à madame Rachida Dati, ministre de la Justice et Garde des Sceaux.

Suite à ce qui vient d’être présenté, nous portons à votre attention que le président Sarkozy a manifesté trop d’importance à l’amitié canadienne tout en négligeant le lien légal existant entre l’État français et la population du Québec, dont près de 80 % peut être réintégré dans la nation française. Sa loyauté à l’égard de la France ne s’est jamais démentie, des épreuves et des faits en attestent glorieusement. En voici quelques exemples que notre histoire commune garde en mémoire :

– En 1860, un bataillon de volontaires Canadiens français se transporte jusqu’au Mexique pour prêter main forte aux forces expéditionnaires de Napoléon III venues à la rescousse de l’empereur Maximilien ;

– En 1867, environ 600 volontaires canadiens-français se joignent à l’armée française venue à la défense de Rome contre Garibaldi ;

– En 1870, de nombreux volontaires canadiens-français se joignent encore à l’armée française dans la défense de Paris contre la Prusse ;

– Toujours en 1870, le Québec organise une souscription nationale pour recueillir des fonds afin de faire parvenir des vivres et des médicaments en France ;

– En 1890, de nombreux volontaires se joignent à une expédition militaire française engagée dans une lutte contre les pratiques d’esclavage en Afrique;

– En 1914-1918, les autorités canadiennes souhaitent faciliter le recrutement de volontaires en misant sur la loyauté à la mère-patrie, puisque l’idée même d’invoquer une loyauté à l’empire britannique aurait pu provoquer des réactions opposées aux fins recherchées;

– Lors de la Deuxième Guerre mondiale, 131,618 volontaires de la province de Québec s’enrôlent pour servir outre-mer;

– La première invasion militaire alliée en sol français depuis la chute de juin 1940 a lieu à Dieppe le 19 août 1942. Les volontaires canadiens-français stationnés en Angleterre comptent parmi les plus empressés à vouloir mettre le pied sur le sol français;

– En plus de participer à des opérations conventionnelles, les volontaires du Québec sont nombreux à se porter candidats à des missions de renseignement et de coordination des activités du maquis en France occupée ;

– Ces volontaires collaborent avec le British Intelligence Service, le First Special Air Force, le Service du renseignement du général de Gaulle et les autres Français libres ;

– Les gestes méritoires des volontaires du Québec auprès du maquis leur ont valu de nombreux signes de reconnaissance officielle de la part des autorités de la République. Pour référence, la Légion d’honneur, la Croix de guerre française, la Croix de guerre française avec Palme, la Croix de guerre française avec Étoile de vermeil, la Croix de guerre française avec Agrafe, la Médaille de la Résistance, l’Ordre de l’armée française ;

– Dans les mois et les années qui suivent le 8 mai 1945, quelques dizaines de milliers de Français, brisés et affligés, quelquefois effondrés et traumatisés, trouvent au Québec à la fois refuge et espoir dans un environnement fraternel. Aujourd’hui, leurs enfants et petits-enfants parlent encore français, fréquentent des écoles françaises, vivent sous des lois d’inspiration française, travaillent et font carrière en français.

Ces faits témoignent de façon exemplaire que l’amitié et la loyauté des Québécois ont toujours été authentiques. C’est pourquoi des rumeurs et des informations de toute provenance, nous signifiant que le président Sarkozy serait enclin à se servir de l’amitié et de la loyauté des Québécois comme d’un atout politique dans ses relations diplomatiques avec le Canada fédéral, provoquent dans nos rangs un malaise profond qui nous questionne sérieusement.

Sur ce, qu’il nous soit permis de porter à votre attention que le ton donné aux célébrations du 8 mai, à La Rochelle, a définitivement dénaturé la signification du 400e de la Ville de Québec. Beaucoup de Québécois n’en reviennent tout simplement pas que l’État français ait permis au gouvernement fédéral de dénaturer complètement le sens des célébrations. Fait cocasse parmi d’autres, le seul représentant du Québec, le vice-premier ministre Philippe Couillard, était quelque part à l’ombre dans la foule, anonyme parmi les anonymes, alors que les représentants du Canada, qui n’ont aucune compétence dans les affaires de la Ville de Québec, brillaient au soleil sur le tapis rouge parmi les dignitaires français. Vous comprendrez, avec nous, qu’en diplomatie, les symboles, les rituels, les formalités, les apparences façonnent le message. En une telle circonstance, le message donné par la France a été à ce point non équivoque que, pour beaucoup de Québécois, les célébrations se sont terminées brusquement le 8 mai dernier et que le 400e fait désormais partie du passé, relégué dans les esprits au classeur des mauvais souvenirs. Ceci est d’autant regrettable que de nombreux Français avaient mis beaucoup de cœur et d’énergie à préparer leur participation à cet événement. La récupération et dénaturation de l’événement par le Canada fédéral est un autre exemple de la vieille et interminable politique de « provincialisation » des Canadiens français. À partir des années 1890, rompant radicalement avec l’esprit de partenariat adopté en 1867, le Canada anglais a systématiquement mené une politique de « dénationalisation » à l’extérieur du Québec, et de « provincialisation » à l’intérieur des frontières du Québec. Les événements du 8 mai en constituent un autre exemple : les Québécois d’origine française ne peuvent avoir d’existence politique qu’à l’intérieur des limites géographiques de leur seule province. Cette fois-ci, le Canada a réussi à obtenir le concours du président de la France pour remettre encore une fois le Québec à sa place.

La substantifique moelle de la supposée culture nationale du Canada s’est abondamment nourrie de deux essences. L’une, l’essence spirituelle, origine du protestantisme anglo- irlandais, l’autre, l’essence biologique, du mythe de la suprématie de la race anglo-saxonne. Dans le processus de formation de la culture canadienne, la culture française a été irréconciliablement considérée comme une substance étrangère, un facteur exogène, une menace susceptible de contaminer les caractéristiques essentielles de l’État et la primauté du groupe majoritaire. Faut-il le rappeler, ceci a été particulièrement le cas à partir des années 1890 avec l’émergence politique du groupe issu de l’immigration protestante venue d’Irlande. Le cri de ralliement « Keep Canada British » a été à la fois un cri du cœur et l’explication ultime autour desquels s’est développée la conception d’une culture unique, sans fissures, homogène et compacte. La culture française a été officiellement répudiée parce que son extranéité a été interprétée comme une arme politique pointée sur l’identité protestante et anglo-saxonne de la nouvelle nation. Les Pères de la Confédération, familiers avec le concept des deux nations, n’avaient pas cherché à poser les bases d’un État culturellement homogène, mais la génération suivante a jugé que les valeurs du groupe majoritaire constituaient un gage essentiel d’unité et de survie. Le Canada était devenu subitement trop petit pour héberger deux cultures, et le Canadien français transformé en parfait symbole de l’étranger indésirable.

Les Canadiens français hors Québec, visés et pourchassés par une politique systématique de dénationalisation fort semblable à celle de la Prusse à l’endroit des Polonais, ont été privés de leurs droits linguistiques et de leurs écoles par des lois infâmes et inconstitutionnelles. Le Québec, pour sa part, s’est maintenu et a prospéré grâce à une solide culture de la vigilance. Sauf que tout a été imaginé, essayé, pour l’affaiblir politiquement. Tout est encore mis en œuvre pour y parvenir. Les événements de La Rochelle en sont un exemple parmi bien d’autres. Le président Sarkozy et le premier ministre Harper tiennent à établir un rapprochement politique entre les deux pays. La France s’intéresse aux immenses ressources naturelles du Canada. Le Canada, pour sa part, s’il y voit la moindre possibilité d’affaiblir politiquement le Québec, ne laissera certainement pas filer sa chance. Ironiquement, l’existence même du Canada n’a cessé d’être tributaire de la puissance politique du Québec.

Tels sont, monsieur le Premier Ministre, les liens politiques et légaux qui devraient toujours être présents dans les relations entre la France et le Québec.

Veuillez recevoir l’expression de ma plus haute considération.

  Christian Néron
594, rue Saint-Patrick
Québec (Québec)
G1R 1Y8
(418) 529-7065

 

 

 

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