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L’ÉCOLE EN INSÉCURITÉ LINGUISTIQUE

L’éCOLE EN INSéCURITé LINGUISTIQUE

PAR ALAIN BENTOLILA*

(Le texte suivant estrait du Figaro du 21 novembre 2003 nous a été communiqué
par notre correspondant M. Patrick Andries :

http://www.lefigaro.fr/cgi/edition/genimprime?cle=20031121.FIG0287
)

S’il est une promesse que l’école doit tenir, quoi qu’il en coûte,
c’est celle de distribuer de manière plus équitable le pouvoir linguistique
parmi les élèves qui lui sont confiés, sauf à accepter les couloirs honteux
de relégation qui traversent un collège soi-disant unique. Force est de
reconnaître que, malgré les déclarations solennelles régulièrement martelées
sur la priorité que l’on doit accorder à la maîtrise de la langue, ceux qui
ont, depuis dix ans, la responsabilité de l’éducation dans notre pays n’ont
répondu à cette exigence que par des mesures ponctuelles et éphémères. De
reculade en faux-semblants, on a ainsi laissé se creuser au sein même de
notre école un fossé linguistique et culturel qui prive 1/5 de nos élèves de
tout espoir de réussite scolaire et rend incertaine leur destinée sociale.

Et que l’on ne vienne pas nous dire que, faute d’être doués pour la
littérature et la grammaire, ils seront bons en mathématiques, en biologie
ou en informatique. Non! ils ne seront bons en rien, car ils seront
incapables de mettre leurs propres mots sur le savoir des autres. Et que
l’on ne vienne pas non plus nous dire que, faute de devenir enseignants ou
cadres supérieurs, ils feront d’excellents plombiers ou d’habiles
mécaniciens. Aucune chance! Il n’existe pas aujourd’hui de métier, aussi
«manuel» qu’il soit, qui n’exige de solides capacités de communication orale
et écrite.

Plus grave encore, après douze à quatorze années d’école, ils seront
livrés à un monde dangereux dans lequel ils ne sauront réfuter ni les
explications obscures et magiques du monde, ni les propositions sectaires et
discriminatoires d’où qu’elles viennent.

Echec scolaire, échec professionnel, échec civique, voilà où conduit
l’incapacité de mettre en mots sa pensée au plus juste de son ambition avec
infiniment de respect mais infiniment d’exigence. La défaite de la langue,
c’est aussi la défaite de la pensée: c’est renoncer à agir utilement et
pacifiquement sur les autres et sur le monde.

Que l’on ne se méprenne pas! Je ne plaide pas pour une normalisation
aveugle au nom de la pureté immuable du langage; mon propos n’est pas de
dénoncer simplement les fautes d’orthographe et de grammaire en pleurant sur
un passé où l’on était censé ne pas en commettre! Non! ce que je veux, c’est
que la majorité de nos élèves disposent des mots suffisamment précis, des
structures grammaticales suffisamment efficaces et des formes
d’argumentation suffisamment organisées pour imposer leur pensée au plus
près de leurs intentions et pour recevoir la pensée des autres avec autant
de bienveillance que de vigilance. C’est le moins que l’on peut attendre de
l’école de la République! Et pourtant, face à cette exigence essentielle, on
s’est le plus souvent contenté de propositions ponctuelles, inefficaces et
parfois démagogiques. Que l’on en juge!

On a claironné à grand renfort d’annonces médiatiques que l’on allait
apprendre de façon précoce une ou plusieurs langues étrangères à tous nos
petits écoliers. On a simplement oublié que beaucoup d’entre eux ne
pouvaient pas construire la maîtrise d’une langue étrangère sur les ruines
de leur langue maternelle. Cela signifie que, pour beaucoup d’enfants, cette
mesure a constitué une fuite en avant d’autant moins maîtrisée que les
instituteurs manquent eux-mêmes cruellement d’une vraie maîtrise de la
langue étrangère qu’ils sont censés enseigner.

Depuis bien longtemps, pédopsychiatres et linguistes dénoncent le
danger que constitue la scolarisation dès l’âge de 2 ans et les conditions
inacceptables dans lesquelles elle est aujourd’hui contrainte de se
développer.
A-t-on envisagé un plan à long terme visant à ne pas dépasser dix
élèves par classe, à aménager sérieusement les lieux d’accueil, à former des
maîtresses de façon spécifique? Pas du tout! à peine quelques montages aussi
rares que spectaculaires chargés d’occuper le terrain médiatique.

Faute de s’attaquer sérieusement aux inégalités linguistiques qui
minent notre école, on a amusé le public avec une querelle mal engagée sur
l’introduction des langues régionales à l’école. On flatte à la Culture, on
tonne à l’Education nationale pour, aussitôt, faire retraite au nom de
l’oecuménisme culturel. Or, laisser croire aujourd’hui que l’école peut faire
fi des rapports de forces sociolinguistiques, voire les modifier, est une
illusion.

Dans le cortège des abandons, comment ne pas citer la mise au placard
de l’enseignement de la grammaire? Sous prétexte que l’analyse grammaticale
trop détachée des textes et des discours était devenue artificielle et non
fonctionnelle, on a privé les élèves qui en avaient le plus besoin d’une
réflexion sur l’organisation de la langue qui seule permet la distance
nécessaire à sa maîtrise. Comment imaginer que des élèves en mal de mots,
maîtrisant avec peine la lecture de phrases puissent s’engager dans cette
voie aride? C’est mettre nos enseignants dans une situation quasi
inextricable.

Enfin, comment oublier la détérioration progressive de la formation de
nos instituteurs devenus «professeurs des écoles»? Annoncée à grand fracas,
la réforme des instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM) a
accouché d’une souris. Pourquoi si peu de cohérence, pourquoi si peu de
courage quand l’enjeu apparaît tellement essentiel à ceux qui espèrent que
nos enfants sauront construire un monde meilleur que celui qu’on leur aura
laissé? En matière de politique d’éducation, l’avenir ne peut se forger
qu’avec lucidité, patience et, surtout, oubli de son petit avenir…
politique. En d’autres termes, pour conduire l’éducation au plus haut de nos
ambitions légitimes, il faut que ses responsables acceptent de porter leur
regard beaucoup plus loin que la limite de leur mandat. Il faut qu’ils
acceptent le fait qu’ils ne verront pas, qu’ils ne feront pas voir les
résultats immédiats de leurs décisions. Et ne nous leurrons pas! Ce ne sont
pas les grand-messes laïques que l’on a appelées «assises», «forums», «états
généraux» ou plus récemment «grand débat» qui changeront quoi que ce soit au
destin linguistique et social de nos élèves.

* Linguiste, professeur à Paris-5 Sorbonne.


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