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L’EUROPE BAISSE LA GARDE

L’EUROPE BAISSE LA GARDE
Alignement sur la langue des maîtres.

Confrontations@wanadoo.fr
www.confrontations.org

Mesdames, Messieurs,

Dans son article intitulé "Normes comptables – L’Europe baisse la garde",
Catherine Véglio se réfère à Nicolas Véron pour attirer l’attention sur "cet
alignement sur les normes [comptables] américaines" qui est loin d’être anodin.
Mais cet alignement n’existe-t-il qu’à ce niveau ? Sur le plan linguistique,
l’écrivaine québécoise Denise Bombardier nomme "à-plat-ventrisme" l’alignement
sur la langue des maîtres du moment.

En 1973, lors d’un congrès de l’Association Mondiale Anationale (SAT) à
Toronto, au Canada, un syndicaliste des états-Unis m’avait dit : "Celui qui
impose sa langue impose l’air sur lequel doivent gesticuler les marionnettes".
Trente ans après, rares encore sont ceux qui ont compris et mesuré l’enjeu
linguistique.

Face à une telle inconscience, la parution du troisième tome de "La nouvelle
guerre contre l’intelligence" (éd. François Xavier de Guibert, Paris) est à cet
égard particulièrement bienvenue. Dans cet ouvrage, l’auteur — Charles
Durand–, avec la participation de Claude Rifat, montre précisément l’action et
la manière d’agir de ces forces qui mènent le monde vers la marchandisation de
tout, et qui, à l’opposé du discours officiel, le poussent vers l’insécurité
croissante et même vers l’abîme. Professeur d’informatique à l’Université de
Technologie de Belfort-Montbéliard, Charles Durand a vécu près d’un quart de
siècle aux états-Unis, au Canada et au Japon. Il avait déjà publié "La mise en
place des monopoles du savoir" chez L’Harmattan (2001). Le second tome de
l’ouvrage qui paraît était déjà sous-titré "La manipulation mentale par la
destruction des langues". Dans la présentation de ce nouveau volume, dont le
texte apparaît sur

http://cled.free.fr/cl/lectures/documents/n-guerre-III.html
, on peut lire
entre autres que : "Chez l’homme, les langages ont permis d’institutionnaliser
les règles de la dominance." C’est bien ce qui s’est passé pour les normes
comptables. L’alignement a commencé par la langue. C’est à juste titre que le
directeur du British Council pouvait dire, en 1988 : "Le véritable or noir de la
Grande-Bretagne n’est pas le pétrole de la Mer du Nord, mais la langue anglaise.
Le défi que nous affrontons est de l’exploiter à fond". Le monde Anglo-Saxon a
proposé un jeu truqué et on a répondu en choeur qu’on était d’accord. C’est
ahurissant !

Un autre ouvrage tout aussi bienvenu vient justement de paraître en même
temps — mais du côté anglophone — sous le titre "English-Only Europe?"
(Londres : Routledge, ISBN 0-415-28807-X ). Il est signé par le prof. Robert
Phillipson, déjà auteur de "Linguistic Imperialism" (Oxford University Press).

Ces questions ont été soulevées aussi par Alastair Pennycook (Australien)
dans "The Cultural Politics of English" (Longman, Londres) et "English and the
discourses of Colonialism" (Routledge, Londres). Une autre lecture utile, en
français celle-là, est "Le défi des langues", de Claude Piron, Suisse, ancien
traducteur polyvalent de l’Onu et de l’OMS pour l’anglais, l’espagnol, le russe
et le chinois (éd. L’Harmattan).

Je suis assez stupéfait de voir à quel point, dans ce domaine aussi, l’Europe
a, depuis longtemps déjà, baissé la garde.

Quand à "Confrontations", je constate que des questions aussi essentielles et
fondamentales que celles concernant l’égalité des droits et des chances en
matière de communication linguistique entre des peuples de langues différentes
sont bel et bien traitées, depuis longtemps, comme si le problème n’existait
pas.

Et comme pour couronner le tout, je découvre que vous n’avez rien trouvé de
mieux que de donner pour titre au nouveau supplément inséré dans votre numéro 59
(décembre 2002-janvier 2003) : "Opening Europe" !!!

Quant à l’explication du choix de ce nom, elle n’est pas convaincante, sauf
peut-être pour Tony Blair : "Le ‘O’ de Opening se dit comme une ouverture au
monde, aux autres, aux espaces de nos histoires et de nos cultures mêlées, à
notre avenir commun.. Il se lit avec un ‘E’ de Europe comme l’exigence d’une
refondation et la conviction d’une chance historique à laquelle tous les
Européens doivent participer (…)".

"Opening" décrit plutôt ce qu’écrit Bernard Marx dans un autre article (p.
12, col. 2) : "Les acteurs américains très puissants ont une logique de
pénétration en Europe (…)". Or, cette pénétration, c’est précisément par la
langue qu’elle s’effectue. Directeur général du cabinet de consultants Kissinger
Associates, David Rothkopf a été très clair dans un article paru en 1997 et
intitulé "Praise of Cultural Imperialism ?" : "Il y va de l’intérêt économique
et politique des états-Unis de veiller à ce que, si le monde adopte une langue
commune, ce soit l’anglais; que, s’il s’oriente vers des normes communes en
matière de télécommunications, de sécurité et de qualité, ces normes soient
américaines; que, si ses différentes parties sont reliées par la télévision, la
radio et la musique, les programmes soient américains; et que, si s’élaborent
des valeurs communes, ce soient des valeurs dans lesquelles les Américains se
reconnaissent.". Oui, il a oublié de parler des normes comptables, mais il n’en
pensait pas moins.

Quant au "E", il a plutôt l’air égaré dans un un mot qui se prononce à peu
près "yourep" ! Si ce supplément s’adresse aux francophones, natifs ou non, ne
conviendrait-il pas de fuir le snobisme ambiant et d’éviter de les prendre pour
des idiots. S’il s’adresse à des anglophones pur jus, alors pourquoi ne pas
tenter votre chance en leur envoyant ainsi votre publication, avec un titre en
anglais et les textes en français, une langue en pleine déroute dans
l’enseignement des pays anglophones ?

La devise de "Confrontations" est "Pour une démocratie participative
européenne". C’est très bien. Mais de quel genre de particiption s’agit-il quand
certains clament haut et fort leur mépris pour tout ce qui parle et pense
autrement qu’en anglais : En 2000, lors d’un discours prononcé aux états-Unis,
Margaret Thatcher avait violemment attaqué la France en raison de son refus de
s’aligner docilement sur le modèle qu’elle a désigné ainsi : "Au XXIème siècle,
le pouvoir dominant est l’Amérique, le langage dominant est l’anglais, le modèle
économique dominant est le capitalisme anglo-saxon". ("Marianne", 31 juillet
2000) ???

Quelle Europe voulons-nous ? Une Europe dans laquelle les états-Uniens se
reconnaîtront, se sentiront à l’aise, une Europe dans laquelle les Européens,
conditionnés par le langage à voir le monde "à l’américaine", de plus en plus
aliénés, auront du mal à se reconnaître ?

La démocratie, ça commence par l’équité en matière de communication
linguistique.

Je vous remercie pour votre attention.

Veuillez agréer, Mesdames, Messieurs, l’expression de mes sentiments
distingués.

Henri Masson
Coauteur, avec René Centassi, ancien rédacteur en chef de l’AFP,
de "L’homme qui a défié Babel" (éd. L’Harmattan, Paris)
esperohm@club-internet.fr

(Le 25 janvier 2003)


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