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LA PLANÈTE DU PETIT PRINCE

Le texte suivant est la conclusion du livre de Alfred Gilder et Albert Salon,
«La planète francophone», publié en 2002 par Le Cherche-Midi à Paris.

La planète du Petit Prince

Depuis quelque temps, le petit Prince se sentait un
peu seul sur sa planète Francophonie. C’était une grande étoile contemplée par
plus de cinquante autres planètes qui, croyait-il, gravitaient autour d’elle.
Elles lui donnaient toute son importance dans le système solaire. Peut-être même
au-delà.

Seulement, voilà: il ne recevait que peu de visites
et de signaux de leurs rois et de leurs habitants. Il résolut donc d’aller en
voir quelques unes, en toute simplicité. Au moins une par quartier du ciel, pour
l’exemple. Afin de vérifier qu’il y était au moins autant aimé que les
souverains de grosses étoiles qui cherchaient eux aussi à les attirer, et à les
détourner de lui.

Il commença par la France. En effet, c’est là que
résidait l’Alexandrin que tous les rois réunis sur la planète Hanoi-Vietnam
avaient un jour décidé d’installer à Paris pour veiller à tout ce qu’ils
voulaient faire ensemble.

L’Alexandrin dit à son visiteur:

– Quelle bonne idée de venir me voiret de faire cette petite tournée de nos
planètes! Il est grand temps que tu te rendes compte que j’ai ici le plus grand
mal à entretenir la flamme. La foi en nous de nos rois et de leurs peuples
vacille et menace de s’éteindre. Ils ont bien d’autres sujets de préoccupation
et d’admiration. Ils n’ouvrent pas volontiers leurs bourses pour faire vivre nos
serviteurs et soutenir toutes nos oeuvres.J’ai jugé bon de tendre les bras à des
amis éloignés. Ils nous ont rejoints. Mais ils ont eux aussi besoin d’être aidés
et ne sont pas satisfaits. Et nos frères nous reprochent de détourner vers ces
nouveaux amis les quelques bouchées de pain que nous sommes chargés de
distribuer. Tu devrais commencer par en parler, à quelques rues d’ici, au roi et
à quelques seigneurs de la planète France. Après tout, c’est de là que les
premiers messages avaient été envoyés, dans les débuts de la Francophonie. C’est
aussi là que produisent les plus grands boulangers. Tu seras certainement plus
heureux que moi. Sois assez bon pour me rapporter leurs réponses.

Le petit Prince revint au bout de quelques jours dire
à son grand vizir:

– Voilà. Je reviens tout étourdi de serre-mains et de serments. Mais je ne
suis pas sûr d’y voir beaucoup plus clair. Les habitants de cette belle planète
France n’ont pas beaucoup changé depuis mon dernier voyage. Ils aiment toujours
leur pays, leur drapeau et leur langue. Ils se souviennent d’avoir été grands.
Ils voient avec amertume que d’autres planètes le sont aujourd’hui qui
fabriquent de l’empire et de la domination. Alors que la leur est plus douée
pour cultiver de la fraternité. Ils voudraient bien continuer à porter cette
grandeur pour tous les hommes. C’est la vocation qu’ils reconnaissent à la
France, fille aînée d’une église, puis mère des révolutions et de toutes les
libérations. Ils appellent cela leur mission. Dans ce pays qui vénère toujours
la littérature, on écrit encore de beaux livres pleins de sens et de passion sur
cette mission. Ce qui est bien ennuyeux, c’est que leurs grands seigneurs et
petits marquis ne croient plus guère à tout cela. A leurs yeux, ce sont de
vieilles lunes.

– Il faut les comprendre, interrompit le grand vizir. Ils ont, il n’y a pas
bien longtemps, subi un choc terrible. Une planète d’empire, voisine, leur a
infligé une défaite sévère et une occupation dont ils ne sont pas fiers. Ils
s’en sont d’autant plus mal remis que maints d’entre eux avaient collaboré. Ils
se sont plusieurs fois trompés. Plus tard, à cause de leurs erreurs, deux
satellites se sont détachés de la France dans la douleur. Le sursaut épique d’un
Général, et d’éphémères victoires dans des jeux de ballon, n’ont pas suffi à les
consoler.

– Tout cela est vrai. Mais d’autres planètes ont eu elles aussi à retrouver
leur orbite. Je crois que le mal est ailleurs. Comme partout dans nos espaces,
l’argent tend à étouffer les valeurs. C’est embêtant. Cette planète, avec ses
soeurs, a depuis près de mille ans servi l’humanité avec ses beaux idéaux. Et
voici qu’elle se met à les ignorer, alors que tout le monde en a besoin. Les
importants de France me paraissent oublier l’universalisme noble de leur pays.
Ou ils croient le retrouver dans la mondialisation actuelle: ils commettent là
une très grave confusion.

– Très juste! Cela les prédispose à penser que l’universalité de la langue
française, qui fut tant vantée dans le passé, est tout simplement remplacée
aujourd’hui par celle de la langue anglaise. Ils trouvent que c’est le tour de
l’anglais, et qu’il convient de s’en accommoder. Le tour d’autres langues
viendra sans doute. Il importe avant tout de rester universaliste.

– Universaliste? Les Universaux, les Idées, et la Vérité… nous en sommes bien
loin. Tu te souviens de ce philosophe grec. Il disait que les Idées, dans leur
royaume, sont cachées aux yeux des hommes. Que le vrai monde leur est, de ce
royaume, projeté sur un mur au fond d’une caverne. Ils sont dans la caverne,
assis face à ce mur, tournant le dos à l’entrée et à la lumière. Pour eux, le
théâtre d’ombres qui leur est projeté sur le mur est la seule réalité qu’ils
perçoivent. A leurs yeux, c’est le monde lui même. Ils ne songent guère à faire
l’effort de se retourner vers la source de lumière, craignant d’être aveuglés.
Pis, ils ont inventé d’étranges lucarnes. Elles leur font écran, déforment
encore plus leur «réalité» murale, et les dispensent d’essayer de voir la
Vérité. Seuls quelques esprits supérieurs y parviennent, de loin en loin.
L’homme du sursaut épique avait ainsi vu l’Idée France. Heureusement, ce pays
produit encore des hommes et des femmes capables et désireux de se retourner
vers la lumière. Espérons, donc…

– Mais, pour revenir à notre système solaire, ne crois-tu pas que d’autres
grosses planètes se comportent comme des astres rayonnants et concurrencent les
nôtres?

– Bien sûr! La planète états-Unis d’Amérique, par exemple, exerce aujourd’hui
– pour longtemps?- une attraction qui paraît irrésistible sur l’ensemble de nos
astres et astéroïdes. Toutes les planètes de la Francophonie regardent
maintenant plus vers elle que vers nous. Regarde la constellation Europe à
laquelle plusieurs de nos planètes, et non des moindres, appartiennent aussi. Eh
bien, les habitants des étoiles de l’Europe tournent leurs yeux, leurs oreilles,
leurs antennes, vers ce «phare de l’Occident». Beaucoup plus que vers leurs
voisins européens. Ils sont en train de travailler à une sorte de pâtée lactée
d’étoiles européennes, qui rappellerait les états-Unis et en serait très proche.
Ils préparent même une constitution fédérale. C’est d’ailleurs un Français qui
s’en occupe le plus.

– Ne reste-t-il pas une planète d’Europe, membre de la Francophonie, qui se
tient à l’écart?

– Tu parles de la Suisse? Cette riche planète est composée de quatre beaux
jardins enclos, dont l’un, récemment agrandi d’un canton, est tenu en français.
Elle y entretient des cultures bien distinctes. Mais les gens se parlent de plus
en plus en anglais par dessus les haies.

Je dois maintenant te quitter pour continuer ma
tournée. Après une visite sur la planète belge et à Bruxelles, je vais parler
sérieusement avec nos gens du Canada et du Québec. Au moins, j’emporte de France
la ferme promesse que nos oeuvres recevront, après le rendez-vous prochain à
Beyrouth, beaucoup plus de considération, de pain et de moyens. Naturellement,
c’est surtout moi qui me sens engagé par la promesse reçue.

A Bruxelles, le petit Prince savait qu’il
atterrissait dans un lieu de divisions. La capitale de la planète Belgique ne
savait plus si elle allait garder tout ce pays autour d’elle. Au Nord, les
Flamands semblaient vouloir faire planète à part. Au Sud, les Wallons
francophones, encore attachés au Royaume, se demandaient, s’ils restaient seuls,
quel avenir choisir: sans la planète France ou avec elle? Bruxelles était
tiraillée entre Nord et Sud. Jusque dans cette ville très francophone, les
Flamands et les Wallons préféraient parler anglais entre eux. Pour bien montrer
le refus de chacun de voir la langue de l’autre l’emporter. Et puis, l’Union
européenne elle aussi avait là sa capitale. Les serviteurs de cette Union
cherchaient à oublier Babel et les beaux traités signés, et à imposer à tous les
membres de communiquer entre eux en anglais. Le visiteur avait du mal à
comprendre cela. Car cette langue était celle des moins européens et des
principaux concurrents.

Le petit Prince se contenta donc de réaffirmer ce
qu’il pensait. Il insista juste un peu sur l’idée qu’il se faisait de l’Occident
européen. Sur l’urgence de se distinguer de l’Occident américain, trop porté à
ses yeux au cavalier seul et aux guerres entre étoiles. Alors qu’il fallait à
tout prix éviter le choc que des écrivains prédisaient et peut-être
souhaitaient. Mais il ne chercha pas trop à convaincre ceux qui avaient déployé
pour le recevoir tous leurs trésors d’hospitalité. Il salua tous les hauts
personnages belges qui avaient participé avec vaillance au combat francophone
dans ses débuts. Il fut heureux lorsqu’on réussit à lui présenter quelques
jeunes gens qui affirmaient vouloir, à leur tour, relever le gant, l’aider,
lutter à côté des Français et des Québécois. Il serra mollement les mains des
partisans du vacher solitaire et de l’Europe contre les nations. Et il s’envola
vers le Québec.

Arrivé par le Saint-Laurent, il salua avec chaleur
les citadins de Québec, de Montréal, de Chicoutimi, de Gaspé…qui l’accueillaient
en délégation.

– Voyez, j’ai tenu, après la France et Bruxelles, à venir d’abord chez vous.
«Belle Province», Nouvelle France, ou état du Québec, indépendants dans un
Canada uni: comme vous le voudrez. Comme vous le pourrez. Je sais quel rôle vous
avez joué pour bâtir la Francophonie. Un des tout premiers. Comme les Acadiens,
vos frères, ont mon étoile sur leur drapeau, vous l’avez dans votre coeur. Vous
avez longtemps lancé d’innombrables berceaux sur vos lacs et vos fleuves. Vous
êtes, nous sommes, d’une espèce qui ne veut pas mourir. Vous défendez avec
passion et succès, mieux que les Français et les Belges, la langue de vos
ancêtres pionniers, coureurs des bois, défricheurs et laboureurs. Vous avez été
plus près des Indiens que tous vos voisins qui parlent anglais. Vous saurez de
même vous rapprocher davantage de vos frères acadiens et autres francophones qui
habitent la planète Canada. Ils ont été, plus encore que vous, dérangés par les
Anglais. Tous ensemble, nous avons réussi à montrer votre existence propre à
tout ce qui tourne autour du soleil. Il ne faut pas maintenant lâcher la patate,
comme on dit en Acadie. La Francophonie a le plus grand besoin de tout ce qui
fut la Nouvelle France. Vous êtes riches. Donnez à mon grand vizir des moyens
pour agir. Cessez de m’expliquer que votre argent pour ces choses passe par la
planète Canada, et sa capitale Outtaoua. Soyez, à Beyrouth, avec les Libanais,
et les Français si je les ai convaincus, les artisans du sursaut. C’est pour
amener ce sursaut que je fais cette tournée. Je compte beaucoup sur vous!

– Tu peux compter sur nous. Je me souviens. Tu nous as rappelé les vrais
chefs de notre histoire, et aussi l’homme du Chemin du Roy et du Balcon.

A Outtaoua, le petit Prince fut très poliment reçu.
Il s’entendit expliquer que le gouvernement pratiquait officiellement le
français comme l’anglais, d’une côte à l’autre de ce vaste pays. Que le Québec
devrait suivre cet exemple sur sa planète, collée à celle du Canada, elle-même
si proche de celle des états-Unis d’Amérique. La planète Canada comptait, du
reste, parmi d’autres communautés, encore des centaines de milliers d’habitants
non québécois de langue maternelle française, que la Francophonie ne devait pas
oublier. Très hospitalière à leur égard, Outtaoua était prête à encourager leurs
liens avec les autres francophones du monde entier. Enfin elle était, en son nom
et en ceux du Québec et du Nouveau-Brunswick, le deuxième contributeur de la
Francophonie. Son aide au développement allait aussi, pour partie, à des pays
francophones pauvres. En Afrique, par exemple.

On promit au petit Prince que cette source ne serait
pas tarie. Il s’en sentit engagé.

L’étape de Hanoi-Vietnam était importante à bien des
titres. Cette planète et celles, voisines, du Cambodge et du Laos, avaient été
satellisées un temps par la planète France. Le Vietnam était de celles qui s’en
étaient détachées dans les douleurs. Et qui, dans de bien plus grandes
souffrances, avait rétabli la distance avec la planète états-Unis. Elle avait
voulu ensuite rétablir de bonnes relations avec la première et avec d’autres
étoiles de la Francophonie. Non point par nostalgie. Même si l’histoire commune
n’avait pas eu que des inconvénients. Mais se mettre dans une orbite francophone
présentait l’avantage d’éviter de trop dériver vers celles des grandes planètes
Chine, Russie, états-Unis. L’avantage, aussi, de se faire mieux reconnaître dans
le système solaire. Et de pouvoir mieux commercer avec les étoiles de la
Francophonie, jusqu’en Afrique. Le petit Prince écouta donc avec le plus grand
intérêt le discours de ses hôtes si délicats.

– Nous avons eu l’insigne honneur de te rappeler pourquoi nous soutenons la
Francophonie et tes entreprises. Tu sais aussi quel rôle il nous a été permis de
jouer lors d’une récente assemblée des rois. Nous avons été heureux d’apporter
notre modeste contribution à la Charte qui régit notre Organisation
internationale, et au choix du grand vizir. Tu sais aussi que, sensibles à la
Francophonie politique et aux impatiences occidentales en fait de droits de
l’homme et de démocratie, nous tenons surtout à la Francophonie économique. Tu
peux voir que notre économie progresse vite. Nous pensons qu’il ne saurait y
avoir de Communauté sans espace économique francophone. Chaque membre doit avoir
sa part de l’aide au développement et des échanges commerciaux. Tu as pu aussi
constater que nous contribuons régulièrement aux oeuvres de la Francophonie. Nous
jugeons qu’il y va de la dignité de chacun. De chacun selon ses moyens.

Le petit Prince se jura de bien retenir cette leçon
et d’en tenir le plus grand compte. Cela lui rappelait d’ailleurs un peu les
planètes de l’Europe centrale et orientale venues à la Francophonie. Elles aussi
en attendaient autant que les plus anciennes en matière de développement et
d’échanges. Elles aussi voulaient encourager le multilinguisme, parce qu’elles
le pratiquaient chez elles. Elles souhaitaient à leur tour accueillir tous les
rois et princes de la constellation francophone. Elles aussi voulaient éviter
des dérives vers d’autres orbites. Elles pensaient en outre que la Francophonie
pouvait faciliter leur placement sur l’orbite de l’Union européenne. Il était
urgent d’aller visiter cette Francophonie européenne d’Orient si prometteuse.

Avant son séjour à Beyrouth, notre voyageur voulut
voir l’Île Maurice. «Stella clavisque maris indici»: en Francophonie on se
souvient du latin, trop négligé. Cette planète s’élevait en effet – per aspera
ad astra – très au-dessus de ses modestes dimensions naturelles. Elle était la
seule à s’appeler «étoile» dans sa devise. Et, plus que la «clé de la mer des
Indes», elle était l’éclaireuse de voies de la Francophonie. «L’unité dans la
diversité», c’était d’abord elle, avant Beyrouth et son «dialogue des cultures».
Le petit Prince y rencontra des allumeurs de réverbères parmi les meilleurs
qu’il eût connus. Des réverbères aux curieux abat-jour arc-en-ciel dont on lui
dit qu’ils étaient des symboles de ce monde en miniature. Microcosme d’habitants
venus d’Inde, d’Europe, d’Afrique, de Chine vivant ensemble en bonne
intelligence, sans ghettos. Dans leurs nombreuses langues, avec leurs religions
différentes. Avec l’anglais langue officielle, mais le français beaucoup plus
présent dans les journaux, la littérature, et la communication entre les gens.
Une planète appartenant au Commonwealth comme à la Francophonie. Participant aux
réseaux mondiaux du commerce hindous, européens, musulmans, chinois.

– Prince, nous sommes avec toi. Nous pouvons illustrer et renforcer le rôle
de la Francophonie comme laboratoire de la diversité culturelle et du dialogue
entre les civilisations et les religions. C’est ce que nous pratiquons tous les
jours. Sache aussi que, parmi les rares «du Sud», nous continuerons à contribuer
volontairement à tes oeuvres.

La tête pleine de ce précieux viatique, le petit
Prince arriva à Beyrouth.

– Salam aleikoum! Sois le bienvenu, Prince, sur cette vieille planète
d’Orient, carrefour ancien de hautes civilisations. Chrétiens et musulmans, nous
t’accueillons ensemble. A côté de notre langue arabe, ici l’anglais est utilisé
et le français est chéri. Nous avons été parmi les premiers et les plus ardents
bâtisseurs de la Francophonie. Nous savons qu’elle sera aussi forte que
l’économie dans toute la constellation de cette partie du ciel, lorsque la paix
y régnera enfin. Depuis longtemps nous souhaitions recevoir dans notre capitale
la réunion des rois autour de toi. De tous les rois qui apporteront de l’or, de
la myrrhe et de l’encens, des étoffes, des fruits et des épices, des moutons et
des chameaux. Nous souhaitons surtout qu’ils viennent, avec nous Libanais,
construire ensemble la paix. Des tours sont tombées dans l’une des grandes
étoiles des occidents. Leur chute dramatique t’a fait reporter cette réunion des
rois. Qu’elle se tienne maintenant sans plus tarder. Car, à Beyrouth, la
Francophonie peut réaliser, pour le monde entier, une grande oeuvre de paix.
Parce que les Libanais ont réussi à la ramener chez eux. Parce que nous
parvenons, pas à pas, à nous libérer des dominations. Et surtout parce que la
Francophonie rassemble des cultures et des civilisations très différentes.
Presque toutes celles de l’univers connu. Elle est à nos yeux la seule
constellation qui permettre un véritable commerce à la fois des biens et des
hommes, des esprits, des pensées. Le dialogue entre les civilisations et les
religions, tu le sais comme nous, est urgent. Nous ne voulons pas des chocs dont
on parle trop: entre des occidentaux et des musulmans, avec la civilisation
confucéenne, avec l’orthodoxie…que sais-je encore? La Francophonie est l’espace
de dialogue tout trouvé. Nous en avons tous besoin, ici comme à Rabat. A Tunis
comme à Alger, en Afrique comme en France. A Beyrouth, ayons la foi qui déplace
les montagnes. Imaginons, travaillons, organisons, soyons concrets. Réussissons!

Stimulé par ces exhortations, oublieux des fatigues
du voyage pour sa dernière étape, le petit Prince fut reçu à Dakar par des rois
et des sages de l’Afrique qui se trouvaient là réunis. Sous un immense arbre à
palabre, les chefs des étoiles africaines de la Francophonie l’attendaient. Non
loin de là, il vit des groupes de musiciens et de tambourinaires, et des jeunes
gens qui paraissaient agités. Le représentant de ses hôtes s’avança pour le
saluer avec cérémonie. Après les salamalecs des marabouts et la bénédiction d’un
prêtre, il lui tint à peu près ce langage:

– Permets-nous maintenant de laisser parler notre coeur. Tu sais que nous les
Africains n’avons pas choisi notre colonisateur, et que nous avons dû adopter sa
langue. Après notre indépendance, acquise chez nous sans guerre, nous avons
coopéré et nous sommes attachés au français. Nous avons voulu la Francophonie.
Sans l’insistance de nos chefs, elle n’aurait pas vu le jour. Les étoiles
africaines y sont encore en majorité. Tout comme les Africains sont majoritaires
parmi les francophones du monde. Ils pourraient l’être bien plus dans cinquante
ans s’ils pouvaient continuer à apprendre correctement le français.

Nous pensions, à Hanoi, que ton grand vizir aurait dû
être choisi dans nos rangs. Nous pensons aujourd’hui que notre tour est venu.
Mais, plus grave: nous estimons avoir été mal récompensés de notre adhésion
enthousiaste et de notre fidélité. Les planètes du Nord ne nous traitent pas
bien. Leur aide diminue d’année en année. Elles en rendent plus difficiles les
conditions d’octroi. Elles ne croient pas en nous, ni en notre capacité
d’accéder au développement, de vivre en paix et en démocratie, qu’elles voient à
leur façon. Plus grave encore: nous nous demandons si elles croient encore dans
la Francophonie. Ne cultivent-elles pas de plus en plus l’Europe et les
états-Unis d’Amérique? Pour tout dire, nous nous sentons abandonnés.

Sans attendre la réponse, le grand chef entraîna le
visiteur vers un des groupes de jeunes de plus en plus agités et imposa silence
aux tam-tams devenus presque assourdissants. Une jeune femme vêtue de couleurs
vives prit alors la paroleavec véhémence:

– Nos anciens ont raison. Même s’ils ont un peu trop confisqué l’aide à leur
profit. Même s’ils ont trop souvent oublié de travailler au développement de
leurs pays. Il faut que tu saches que ta Francophonie n’est plus guère populaire
chez les jeunes Africains. écoute-nous bien. Nous sommes l’avenir, le tien comme
celui de nos pays. Dis-moi donc ce que la Francophonie fait pour soulager nos
peines quotidiennes? Elle ne s’intéresse même pas à nos écoles. As-tu vu dans
quel état elles sont? Quel développement – et quelle Francophonie – peut-on
espérer avec cela?

Et pour nos études dans vos universités du Nord, on
rechigne à nous accorder des visas. Quant aux bourses, n’en parlons pas! On en
trouve plus facilement pour les états-Unis! Je te le dis, si toi et tes rois ne
trouvez pas très bientôt des solutions à ces problèmes brûlants, et à d’autres,
votre Francophonie mourra. Plus tôt que vous ne le pensez! Dommage: c’est une
grande idée, dans ce monde qui n’en a pas beaucoup! Nous attendons encore un
sursaut. Mais pas longtemps. Tu n’as plus de sursis!

Repoussant à plus tard une nouvelle conversation à
Paris avec son grand vizir, le petit Prince quitta Dakar et alla tout droit à
son étoile pour mûrir son plan. Tout était clair. Il fallait agir, à la lumière
des réverbères de Grand Baie, au rythme essoufflant des tambours de Dakar.
Jamais la Francophonie ne lui avait paru plus menacée. Jamais elle ne lui avait
paru plus riche d’atouts négligés, plus appelée, plus nécessaire, et plus prête
à de justes noces avec la mondialisation. Allons, il fallait redonner, à la
France surtout, au Québec et à la Wallonie aussi, confiance, appétit, envie,
volonté.

L’Afrique. Les tambours de Dakar. Entendre le cri de
l’Afrique. Seule la Francophonie pouvait vraiment le comprendre et l’entendre.

Pour le donner comme pour le recevoir, tendre la main
à l’Islam. Le sortir de sa rancoeur et de sa rage.

Donner les signaux attendus à l’Europe de Byzance et
à l’Asie de Confucius.

Retrouver les routes des épices, du sel, de la soie.
Embarquer les habitants dans de nouvelles croisières noires et croisières
jaunes. Aller tous sur la planète Liban, à la grande rencontre des rois, avec
l’encens des intentions et résolutions, mais surtout avec beaucoup d’or, de
parchemins et de chameaux.

Pour passer, dès Beyrouth, du petit sursis au grand
sursaut.

Albert Salon
albertsalon@noos.fr

(Le 30 août 2002)


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