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LES DÉS NE SONT PAS JETÉS

LES DéS NE SONT PAS
JETéS

ou

Une Table Ronde à la langue
fourchue


Le 5 juin 2001 s’est tenue à
Bercy une "Table Ronde" sur le brevet européen, dont les conclusions,
préparées à l’avance, n’ont surpris personne.

Afin de remettre les choses en
perspective, il faut dire ici que le problème politique posé, soit la
proposition de renoncement à la langue française dans les
brevets d’invention, et plus généralement dans les sciences et les techniques,
ne saurait recevoir une réponse technocratique cachant mal, derrière un désir
obsessionnel de "réduction des coûts", l’abandon de toute identité
nationale à une "mondialisation" débridée.

La libre entreprise a prouvé
son efficacité, à condition d’être encadrée par des règles, qu’elles soient
juridiques, sociales ou écologiques. Parmi elles, l’exigence de rédaction en
langue française des textes ayant valeur de loi, afin que chacun puisse se
faire comprendre, et que nul n’en ignore, représente le lien social fondamental
qui seul peut garantir le maintien de la République.

Affirmer que la traduction
coûte "trop cher" aboutit, dans le même élan, à dire qu’il est
"trop cher" pour un industriel de ne pas faire travailler les enfants
de huit ans !

Inutile ici non plus de crier au
corporatisme des professions spécialisées : en voudrait-on également aux
professeurs de français de défendre leur langue ? N’y a-t-il pas plutôt
méconnaissance totale, dans certains secteurs de l’administration, de
l’interdépendance des facteurs économiques et culturels, chose que nos
concurrents, eux, ont bien compris lorsqu’ils favorisent partout la
pénétration de leur langue et de leurs représentations audio-visuelles ?

Au surplus, divers travaux
récents, ignorés de spécialistes confinés dans un domaine technique limité,
montrent à quel point la langue informe et dirige la pensée. S’abandonner à
l’invasion d’une langue que l’on maîtrise mal, c’est se mettre en situation
d’infériorité. Et le mépris de ces questions montre surtout que l’on ignore
de quoi l’on parle.

Il faut donc ici raison garder.

Pour autant qu’un débat
biaisé, et un "saucissonnage" abusif des questions, permette de
l’exposer, il paraît clair qu’aucun des arguments avancés en faveur de la
signature par la France du honteux Protocole de Londres ne saurait être soutenu
sérieusement.

Il a été surabondamment
démontré que la traduction n’est qu’un facteur minime du coût d’obtention
d’un brevet, et les études économiques montrant qu’elle n’est pas un obstacle
au dépôt n’ont reçu aucun démenti, en-dehors d’affirmations aussi
véhémentes qu’infondées.

L’ "inventeur
individuel", complaisamment mis en avant, bénéficie d’un brevet français
relativement peu coûteux. Lorsque se pose la question du dépôt européen,
l’intérêt économique et industriel de l’invention est connu, et les quelques
milliers de francs en question représentent une fraction ridicule du coût de
lancement d’un produit.

Il est bien clair que, derrière
cela, se profile l’intense lobbying des multinationales, dont quelques
françaises, qui veulent passer au "tout anglais" et poursuivre leur
politique d’inondation du marché, pratiquement sans bourse délier. Mais ce
n’est pas parce qu’on est un gros déposant qu’on doit être au-dessus des Lois,
de la Constitution, et des Principes généraux du Droit.

Rééquilibrer la balance des
brevets, ce serait par exemple faire passer l’effort de recherche et de
développement de la France au niveau américain. La traduction ne
représente pas le millième de ce différentiel de dépenses
!

Au demeurant, la solution d’un
tri- ou d’un quadrilinguisme équilibré à l’échelle du
continent n’a pas été sérieusement étudiée. En revanche, leitmotiv
lancinant, "l’Europe" et son élargissement prévu sont sans cesse
instrumentalisés pour culpabiliser les locuteurs d’autres langues que l’anglais
!

C’est bien la raison pour
laquelle l’Europe du Sud ne sera pas signataire du Protocole de Londres. Si les
"négociateurs" français se sentent isolés, ils n’ont qu’à s’en
prendre à leur propre maladresse !

Le comble du grotesque est
atteint lorsqu’on nous présente, sans conviction, un vague "projet"
selon lequel l’Institut National de la Propriété Industrielle (I.N.P.I.)
"pourrait" prendre à sa charge "une partie" des
traductions. Celles-ci n’auraient aucune valeur juridique, et leur seul
résultat serait de faire subventionner par le contribuable français l’invasion
de son propre marché par les multinationales extra-européennes !

En revanche, les pratiques d’un
Office Européen des Brevets (O.E.B.) au-dessus de tout soupçon ne sont
nullement mises en question. Il y aurait cependant matière à réduire les
délais de délivrance, prétexte à affirmer la prétendue
"inutilité" des textes français des brevets. Ceux-ci,
mis à disposition sur Internet, seraient alors consultés plus souvent. Au
demeurant, on ne saurait honnêtement comparer le taux de lecture d’un texte de
loi à celui d’un roman à succès.

Il faut redire ici que l’usager
du brevet, sous une forme ou sous une autre, est bien le consommateur, qui est
aussi un citoyen. Celui qui revendique un monopole opposable aux tiers doit,
c’est la moindre des choses, en divulguer, à ses frais, les limites et la
portée dans la langue de la République.

Car enfin le fond de l’affaire
est là, et il faut sans doute ne pas avoir la conscience tranquille pour
vouloir à tout prix "passer en force", au mépris de la démocratie
et du droit des gens.

Au-delà de la grave et
immédiate délégitimation de la totalité du système des brevets, comment ne
pas voir l’irrésistible effet d’entraînement que déclencherait, dans le
déséquilibre mondial actuel, l’annonce d’un tel abandon ? Les chiens lâchés,
la dynamique du renoncement interdirait de garder la maîtrise du destin d’un
pays qui se dissoudrait de lui-même, incapable désormais de dire
"nous" dans sa langue.

Quel gouvernement prendrait la
responsabilité d’ "abandonner l’Ordonnance de Villers-Cotterêts"
(1539) ? Comment serait-on assez inconscient pour s’engager dans des
difficultés dont on ne peut avoir idée ?

Car, face à la menace, la
résistance s’organise, sur tous les plans, des publicistes aux parlementaires.
Une pétition circule, les Associations se mobilisent, le milieu enseignant
commence à s’émouvoir. C’est encore en silence que se fourbissent les armes,
c’est demain au grand jour que le scandale éclatera, et nul ne peut prédire
où les coups porteront.

Il est grand temps d’arrêter
cette machine infernale. Les bonnes paroles prodiguées par certains politiques
ne suffisent pas. Nous ne nous laisserons pas abuser. Le pays jugera aux actes,
et la sagesse commande de ne pas commettre la faute d’une signature
irréversible et aventurée. Au-delà de l’extrême inopportunité politique de
cet accord bâclé, il faut savoir ce que l’on veut, de même qu’il fallait à
Ulysse du caractère pour résister aux sirènes.

Vivre ou mourir, tout est là.

Le 6 juin 2001.


Denis GRIESMAR
Vice-Président
Société Française des Traducteurs
22, rue des Martyrs
75009 PARIS

à

M. Georges VIANES
Mission de Concertation
sur le brevet européen le 30 mai 2001
Secrétariat d’Etat à l’Industrie
68, rue de Bellechasse
75353 PARIS 07 SP

Monsieur,

Suite à notre récente audition
portant sur le brevet européen, dans la perspective des "Tables
rondes" du 5 juin prochain, et afin qu’il ne subsiste nulle ambiguïté, je
tiens à vous réaffirmer notre totale opposition à l’objet même de votre
mission, ainsi qu’à la manière dont elle a été menée.

Le prétexte en était la
réduction des coûts d’obtention du brevet. Il vous a été démontré, par
nous mêmes, comme par la Compagnie Nationale des Conseils en Propriété
Industrielle (C.N.C.P.I.), et par des personnes qualifiées de grandes
entreprises industrielles, que les coûts allégués grossissaient
démesurément la réalité, et que leur ordre de grandeur n’était pas de ceux
qui peuvent influer sur des décisions en la matière.

Les différents pays sont plus
ou moins avancés dans leurs pratiques stratégiques touchant aux brevets, et
les mesures proposées, soit la suppression en pratique de la langue française
dans ce domaine, ne feraient qu’en éloigner les entreprises, notamment les plus
petites.

Au surplus, la place de la
langue française dans ce qui est un contrat d’ordre public n’est pas
négociable. Outre qu’elle est contraire à la Loi, à la Constitution et aux
Principes généraux du Droit, sa suppression porterait atteinte d’une manière
générale aux intérêts de la France dans le monde, et il est proprement
ahurissant que des services français aient pu l’envisager.

Enfin, nous n’avons pu faire
venir toutes les personnes que nous souhaitions faire entendre, et nous n’avons
aucune garantie sur la suite donnée à nos observations. Nous constatons que la
Commission d’enquête du Sénat a procédé de façon beaucoup plus courtoise et
objective. Les services du Secrétariat d’Etat à l’Industrie, eux, n’ont tenu
aucun compte des quelque CENT SOIXANTE questions écrites posées par des
Parlementaires.

Il n’y a pas de compromis à
trouver dans ce détestable projet. Rien ne justifierait un tel abandon
unilatéral de souveraineté, et nous tenons à vous informer qu’au cas où ces
dispositions ne seraient pas purement et simplement abandonnées, nous sommes
décidés à les combattre avec la dernière énergie.

Veuillez recevoir nos
salutations distinguées

Denis GRIESMAR
Vice-Président
Société Française des Traducteurs
22, rue des Martyrs
75009 PARIS.


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