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L’AMÉRIQUE, « ÉTAT VOYOU »

L’AMéRIQUE, « éTAT VOYOU »
Washington au dessus du droit international.

Je me permets de vous envoyer cet article que je reçcois, à l’instant. Noam
Chomsky, professeur au M.I.T, est un des nôtres, un résistant à son pays et un
intouchable, en raison de sa notoriété. Voici son adresse réticulaire, au cas
ou: Noam Chomsky < chomsky@MIT.EDU >

Noam Chosmky est, en ce moment, en tournées de conférences dans le monde.

WASHINGTON AU-DESSUS DU DROIT INTERNATIONAL (Le Monde Diplomatique

http://www.monde-diplomatique.fr/
)

L’Amérique, « Etat voyou »

Par NOAM CHOMSKY

Professeur au prestigieux Massachusetts Institute of Technology (MIT),
auteur de Responsabilité des intellectuels, Agône Editions, Marseille, 1999.
Les textes de Noam Chomsky se trouvent sur son site Internet :
http://www.zmag.org.

En juin dernier, le département d’Etat, à Washington, a exclu l’expression «
Etat voyou » de son langage diplomatique, au profit de la catégorie, plus
vague, de « state of concern » (« Etat source d’inquiétude »), dans le
dessein d’avoir une plus grande flexibilité dans ses rapports avec les Etats
ainsi désignés. Réservée à sept pays bien précis (Corée du Nord, Cuba, Irak,
Iran, Libye, Soudan et Syrie), l’expression « rogue state », que l’on peut
traduire par Etat voyou, Etat hors-la-loi ou encore Etat paria, désignait
des pays qui, selon Washington, soutenaient le terrorisme et, par
conséquent, étaient soumis unilatéralement à des sanctions.

Le concept d’« Etat voyou » (1) ou d’Etat hors-la-loi a joué, jusqu’à ces
derniers temps, un rôle primordial dans l’analyse et la stratégie politique
américaines. La crise irakienne, qui dure depuis exactement dix ans
(l’invasion du Koweït par l’Irak date du 1er août 1990), en fournit
l’exemple le plus connu (2). Washington et Londres décrétèrent alors que
l’Irak était un « Etat voyou » constituant une menace pour ses voisins et
pour les autres pays, une « nation hors-la-loi » dirigée par une
réincarnation d’Hitler, et qui devait être tenue en échec par les gardiens
de l’ordre international : les Etats-Unis et leur valet d’armes britannique.

La caractéristique la plus intéressante de ce débat sur les « Etats voyous »
est précisément qu’il n’a jamais eu lieu, les discussions restant
circonscrites dans des limites empêchant que soit formulée cette exigence
évidente : les Etats-Unis et le Royaume-Uni doivent agir conformément à la
loi et aux traités internationaux qu’ils ont signés.

Le cadre légal pertinent à cet égard est la Charte des Nations unies,
fondement du droit international, et, pour les Etats-Unis, la Constitution
américaine. La Charte stipule que, « une fois constatée l’existence d’une
menace contre la paix, d’une rupture de la paix ou d’un acte d’agression, le
Conseil de sécurité peut décider quelles mesures n’impliquant pas l’emploi
de la force armée doivent être prises. Si ces mesures se révèlent
inadéquates, le Conseil peut entreprendre toute action qu’il juge nécessaire
au maintien ou au rétablissement de la paix et de la sécurité
internationales ».

La seule exception admise figure dans l’article 51 : « Aucune disposition de
la présente Charte ne porte atteinte au droit naturel de légitime défense,
individuelle ou collective, dans le cas où un membre des Nations unies est
l’objet d’une agression armée, jusqu’à ce que le Conseil de sécurité ait
pris les mesures nécessaires pour maintenir la paix et la sécurité
internationales. »

Il existe donc des voies de recours légitimes pour faire face aux nombreuses
menaces pesant sur la paix du monde, et aucun Etat n’a autorité pour agir à
sa guise par des mesures unilatérales. Les Etats-Unis et le Royaume-Uni ne
font pas exception à la règle, quand bien même ils auraient les mains
propres, ce qui est loin d’être le cas. Ni les « Etats voyous », par exemple
l’Irak de M. Saddam Hussein, ni les Etats-Unis n’acceptent ces contraintes.
Ainsi, lors d’une première confrontation avec l’Irak, Mme Madeleine
Albright, actuelle secrétaire d’Etat, et, à l’époque, ambassadrice auprès de
l’Organisation des Nations unies (ONU), ne se gêna pas pour déclarer au
Conseil de sécurité : « Nous agirons de façon multilatérale quand nous le
pourrons, et unilatéralement quand nous le jugerons nécessaire », car « nous
considérons cette région du Proche-Orient comme d’une importance vitale pour
les intérêts nationaux des Etats-Unis ».

« Quand, où et comment ils le décident »
Elle réitéra cette position en février 1998, au moment où le secrétaire
général de l’ONU, M. Kofi Annan, entreprenait une mission diplomatique à
Bagdad : « Nous lui souhaitons bonne chance et, à son retour, nous verrons
si ce qu’il rapporte est compatible avec nos intérêts nationaux. » Quand M.
Annan annonça qu’un accord avec M. Saddam Hussein était intervenu, le
président William Clinton, pour sa part, déclara que si l’Irak ne s’y
conformait pas – Washington étant seul juge en la matière – « tout le monde
comprendrait que les Etats-Unis et, il faut l’espérer, tous nos alliés,
auraient le droit unilatéral de répliquer quand, où et comment ils le
décideraient ». Le Conseil de sécurité de l’ONU entérina à l’unanimité
l’accord signé par M. Annan et rejeta l’exigence de Londres et de Washington
d’être autorisés à faire usage de la force s’il n’était pas observé. Dans
cette dernière hypothèse, l’Irak s’exposerait cependant « aux plus graves
conséquences », indiquait – sans plus de précisions – la résolution du
Conseil, lequel décidait de rester saisi en permanence. Aux termes de la
Charte des Nations unies, il s’agissait bien du Conseil de sécurité, et de
lui seul (3).

Washington eut une lecture totalement différente de ce texte pourtant sans
aucune ambiguïté. Selon l’ambassadeur américain auprès des Nations unies
Bill Richardson, l’accord conclu « n’empêchait pas l’usage unilatéral de la
force », et les Etats-Unis conservaient le droit légal d’attaquer Bagdad
quand bon leur semblerait. M. Richardson précisa : « Nos bombardements
peuvent être de trois types : frappes chirurgicales, frappes ponctuelles ou
frappes massives. Les frappes chirurgicales ne seront pas suffisantes. Nous
envisageons des frappes ponctuelles. » M. Clinton déclara à son tour que la
résolution du Conseil de sécurité lui « conférait autorité pour agir » – par
des moyens militaires, précisa son conseiller de presse – en cas de
non-respect par l’Irak de ses engagements. Au Congrès, certains élus
considérèrent que cette position officielle était encore trop respectueuse
du droit national et international. Ainsi, le républicain Trent Lott, leader
de la majorité au Sénat, dénonça le gouvernement de M. Clinton pour avoir «
sous-traité » sa politique étrangère « à d’autres », c’est-à-dire au Conseil
de sécurité. Son collègue démocrate John Kerry, pourtant ancienne « colombe
», ajouta que l’invasion de l’Irak par les Etats-Unis était « légitime » si
M. Saddam Hussein « s’obstinait à violer les résolutions de l’ONU ».

Le mépris de la primauté du droit est profondément enraciné dans la culture
intellectuelle et les pratiques américaines. Il suffit de se rappeler, entre
autres exemples, la réaction de Washington à l’arrêt de la Cour
internationale de justice de La Haye en 1986. On se souvient que les
Etats-Unis furent condamnés pour « usage illégal de la force » contre le
Nicaragua sandiniste, et sommés de mettre un terme à leurs activités
clandestines au service des antisandinistes de la Contra ainsi qu’à verser
des réparations au gouvernement légal de Managua (4).

Cette décision de la plus haute instance judiciaire internationale souleva
un ouragan de protestations aux Etats-Unis. La Cour fut accusée de s’être «
discréditée », et son arrêt ne fut pas jugé digne d’être publié. Il n’en fut
évidemment tenu aucun compte, bien au contraire : le Congrès, à majorité
démocrate, débloqua de nouveaux fonds pour les terroristes de la Contra.
Dans une déclaration d’avril 1986, le secrétaire d’Etat George Shultz avait
bien formulé la doctrine américaine en la matière : « Le mot négociation est
un euphémisme pour capitulation si l’ombre de la puissance n’est pas
projetée sur le tapis vert », expliqua-t-il, fustigeant dans la foulée ceux
qui préconisaient « des moyens utopiques, légalistes, telles la médiation
par des tiers, l’ONU ou la Cour de La Haye, en ignorant l’élément de
puissance dans l’équation. »

Le mépris affiché pour l’article 51 de la Charte des Nations unies est
particulièrement révélateur. On en eut un exemple lumineux après les accords
de 1954, qui mirent fin à la première guerre d’Indochine, conduite par la
France. Ceux-ci furent considérés comme un « désastre » par Washington, qui
entreprit aussitôt de les saboter : le Conseil national de sécurité décida
secrètement que, « en cas de rébellion ou de subversion communistes locales
ne constituant pas une attaque armée », les Etats-Unis envisageraient
l’usage de la force, y compris contre la Chine si celle-ci était identifiée
comme « la source de la subversion ». Le même document préconisait la
remilitarisation du Japon et la transformation de la Thaïlande en « point
focal des opérations clandestines et de guerre psychologique en Asie du
Sud-Est (5) », et tout particulièrement en Indochine, c’est-à-dire au
Vietnam. Ensuite le gouvernement américain allait donner sa propre
définition du concept d’agression en y incluant « le combat politique ou la
subversion » – sous-entendu : par d’autres que lui. C’est ce qu’Adlai
Stevenson, démocrate, appelait une « agression interne », au moment où il
justifiait l’escalade du président John Kennedy qui allait conduire à une
attaque de grande envergure au sud de la péninsule, et finalement à la
longue guerre du Vietnam (6).

Pour justifier devant le Conseil de sécurité l’invasion du Panama en
décembre 1989 par les troupes américaines, l’ambassadeur Thomas Pickering
invoqua l’article 51 de l’ONU : il s’agissait, selon lui, d’empêcher que le
territoire de ce pays « ne soit utilisé comme une base pour le trafic de
drogue à destination des Etats-Unis ». Dans l’opinion « éclairée », nul ne
trouva à redire à cette interprétation.

En juin 1993, le président Clinton se tailla un grand succès au Congrès et
dans la presse lorsqu’il ordonna une attaque de missiles contre l’Irak, qui
fit de nombreuses victimes civiles. Les commentateurs furent
particulièrement impressionnés par le recours de Mme Albright au fameux
article 51 : les bombardements constituaient, dit-elle, « un acte de
légitime défense contre une attaque armée », en l’occurrence une prétendue
tentative d’assassinat contre l’ancien président George Bush deux mois plus
tôt ! Des responsables de l’administration, s’exprimant anonymement,
informèrent les journalistes que « ce jugement sur la culpabilité de l’Irak
était fondé sur des preuves et des analyses factuelles plutôt que sur des
renseignements en béton armé », ce qui n’empêcha pas la presse de saluer
unanimement l’utilisation du fameux article 51. A la Chambre des communes du
Royaume-Uni, le secrétaire au Foreign Office, M. Douglas Hurd, défendit, lui
aussi, cet « exercice justifié et mesuré du droit à la légitime défense ».

Un tel bilan tend à donner raison à tous ceux qui, de par le monde,
s’inquiètent de l’existence d’« Etats voyous » déterminés à faire usage de
la force au nom d’un « intérêt national » défini par les seuls jeux de
pouvoir internes, et, plus inquiétant encore, de l’existence d’« Etats
voyous » qui s’érigent en juges et bourreaux à l’échelle planétaire (lire,
page 12, l’article d’Eduardo Galeano).

Qu’est-ce donc qu’un « Etat voyou » ? L’idée qui sous-tend cette formulation
est que, même si la guerre froide (1947-1989) est terminée, les Etats-Unis
conservent la responsabilité de protéger le monde. Mais contre qui ? La «
conspiration monolithique et impitoyable » de John F. Kennedy et l’« empire
du Mal » cher à M. Ronald Reagan ont fait leur temps. Il faut trouver
d’autres ennemis (7).

Sur le front intérieur, la crainte de la criminalité – en particulier de la
drogue – a été stimulée par « une série de facteurs qui n’ont que peu ou pas
grand-chose à voir avec le crime proprement dit ». Telle est la conclusion
de la Commission nationale sur la justice criminelle, qui cite le
comportement des médias, ainsi que « la façon dont l’Etat et l’industrie
privée entretiennent la peur chez les citoyens » en « exploitant les
tensions raciales latentes à des fins politiques ».

Et de souligner le parti pris racial au sein de la police et de la
magistrature, qui disloque les communautés noires et crée un « abîme racial
» faisant courir au pays « le risque d’une catastrophe sociale ». Des
criminologues ont évoqué à ce propos un « Goulag américain », un « nouvel
apartheid » avec, pour la première fois dans l’histoire des Etats-Unis, une
population carcérale de quelque deux millions ( !) de détenus à majorité
afro-américaine. Le taux d’emprisonnement des Noirs est sept fois supérieur
à celui des Blancs, sans commune mesure avec celui des arrestations,
lesquelles affectent pourtant les Noirs dans des proportions sans rapport
avec les chiffres réels de l’usage ou du trafic de stupéfiants (8).

(Ce texte nous a été expédié par notre correspondant
cyrano@aqua.ocn.ne.jp )


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