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SOMMES-NOUS CONDAMNÉS AU FRANGLAIS TECHNIQUE?

Sommes-nous condamnés au franglais technique?

(Ce texte a été publié sous forme abrégée à la page 64 de la revue "Réseaux & Télécoms" du 22 janvier 1999)

Denis Bloud
Traducteur spécialisé
dionys@multimania.com

"Lors d’un séminaire, les non-francophones quittent la salle pendant les communications prononcées en français s’il n’y a pas de traduction simultanée. Qu’on le regrette ou non, la diffusion de la culture française passe maintenant par la langue anglaise."

Voilà ce qu’on pouvait lire dans le courrier des lecteurs du Figaro le 13 novembre dernier. J’y vois la manifestation d’un certaine facilité, d’une soumission opportuniste devant une culture que l’on estime dominante. En réponse à cette attitude défaitiste, je voudrais rappeler quelques faits.

à mon avis, s’il n’y avait pas eu la Résistance pendant la dernière guerre, le présent numéro de Réseaux & Télécoms serait rédigé en allemand et non comme aujourd’hui en français teinté de franglais. En tant que traducteur technique spécialisé, je lutterai jusque pendant ma retraite pour la survie de notre langue, exposée à des attaques sournoises, provenant aussi bien de l’extérieur que de l’intérieur même de notre pays.

La langue française est un patrimoine culturel qui est partagé par des millions d’habitants de notre planète. "Il faut en effet garder à l’esprit que les principaux atouts du français ne sont pas d’ordre quantitatif même si l’effectif de ses usagers est loin d’être négligeable. Sur les quelque 550 millions d’habitants que comptent les 52 Etats et gouvernements de la Francophonie, un tiers seulement, soit environ 180 millions, parlent plus ou moins couramment le français. Plus de la moitié d’entre eux l’ont appris comme langue seconde ou d’adoption. Une dizaine de langues sont davantage pratiquées dans le monde, à commencer par le mandarin en Chine, mais elles n’ont pas, pour la plupart, le degré de diffusion du français. C’est ainsi qu’une centaine de millions de francisants ont étudié le français comme langue étrangère, en dehors de l’aire francophone 1." Soit environ 280 millions de locuteurs réels: pourquoi aurions-nous donc honte de notre langue, comme il semble que ce soit si souvent le cas parmi les "experts" techniques?

"Jamais les possibilités d’interprétariat et de traduction n’ont été aussi grandes qu’aujourd’hui. Et la loi Toubon du 4 août 1994 en fait obligation lors des congrès tenus en langue anglaise dans notre pays.

Ne nous y trompons pas. Si les Français baissent les bras et renoncent à leur langue dans le domaine des sciences ou des techniques, tous les secteurs de l’activité y passeront l’un après l’autre: publicité (c’est souvent le cas), musique (idem), films aux titres non traduits, notices d’emploi des objets, essais, bandes dessinées, romans, etc.

Qu’on nous dise quelle "culture française" subsistera le jour où notre langue sera réduite chez nous à un rôle d’idiome de deuxième zone, à usage purement privé, une sorte de "javanais" que s’amusent à baragouiner les enfants- cependant que, pour les choses sérieuses, on utilisera un américain en perpétuelle évolution? Est-il normal qu’au sein de la communauté francophone, ce soit d’abord les non-Français qui croient en notre langue? 2"

La rédaction, la terminologie et la traduction en français technique (dans le domaine des télécommunications en particulier) sont trois activités différentes mais indispensables et complémentaires.

Pour ce qui est de la rédaction technique en langue française, il s’agit d’une activité d’avenir comme en témoigne l’extrait de presse suivant: "Rédacteurs techniques: des spécialistes recherchés – La rédaction ou communication technique est très répandue et codifiée depuis longtemps aux Etats-Unis. Elle n’a été reconnue qu’au début des années 80 en France. Le marché est porteur: pour l’instant, il y a pénurie de rédacteurs. "Aujourd’hui, l’offre est nettement supérieure à la demande. C’est devenu une réalité pour les entreprises qu’il y a nécessité de bien rédiger les modes d’emploi, jadis conçus par les ingénieurs" assure Patricia McClelland qui a enseigné à l’Université américaine de Paris le "technical writing program" et chez Digital Equipment France l’"Information Mapping" (Imap), une méthode qui apprend à analyser, structurer et présenter une information technique ou pédagogique. Le marché est porteur et les salaires son attrayants: parmi ses propres élèves diplômés en mai, ceux qui ont trouvé un emploi à plein temps touchent environ 200 kF brut par an (il est possible de monter à 240 kF. Cela va très vite, ils sont très demandés). Un rédacteur expérimenté gagne en moyenne 280 à 300 kF, voire 400 kF. 3"

Pour ce qui est de la terminologie technique, des instances spécialisées existent dans plusieurs pays pour normaliser la langue scientifique, par exemple les Commissions ministérielles de terminologie (CMT): "installées au sein des ministères français, elles ont pour rôle d’établir, pour un domaine donné, un inventaire des lacunes du vocabulaire français, de recueillir, proposer ou réviser des termes et des néologismes en tirant profit des richesses de la francophonie, et de veiller à la diffusion des terminologies officielles. On compte aujourd’hui 19 CMT dont le travail est coordonné, soutenu et suivi par la cellule de terminologie de la délégation générale à la langue française. Ces commissions, composées de professionnels du secteur concerné, constituent un espace ouvert de réflexion et de concertation. Leurs travaux sont aujourd’hui menés en étroite coopération avec les institutions politiques francophones, notamment l’Office de la langue française du Québec, le Secrétariat d’Etat du Canada, la Communauté française de Belgique, l’Agence de coopération culturelle et technique, et la Chancellerie fédérale à Berne. Les commissions ont publié près de 4000 termes. 4"

En ce qui concerne la traduction proprement dite, il s’agit à mon avis d’une harmonie entre rédaction et terminologie, fondée sur une connaissance minimale du sujet traité.

Pour revenir au problème du franglais dans la littérature technique française, je crois que de nombreux problèmes de francisation restent à résoudre ponctuellement.Par exemple, devant l’invasion de l’expression anglo-saxonne "E-mail", la réaction n’a pas été toujours très cohérente. Le Québec a proposé (puis utilisé) le terme "courriel" (contraction de "courrier électronique"). Ce terme n’a pas trouvé un écho très large en France mais il a au moins le mérite d’exister. Comme acronyme équivalent à "Tél." ou "Fax" dans une adresse, la DGLF demande officiellement que l’on utilise "Mél." (contraction de "messagerie électronique). On peut facilement substantiver cette abréviation pour écrire par exemple "le mél que j’ai envoyé". Mais j’avoue que ce n’est pas très heureux (quoique moins barbare que "E-mail").

L’équivalent linguistique de "mail" est en français "malle" (comme dans "malle-poste"), les deux formes provenant du francique "malha" (sac). On pourrait donc imaginer le terme "émalle" et le verbe "émaller", qui seraient des équivalents correctement francisés de "e-mail". Or des dictionnaires commerciaux comme le Robert (qui ne sont pas des références officielles mais de simples vendeurs de mots), ont déjà intégré "E-mail" dans leur dernière édition, se pliant ainsi à un "usage" qu’ils contribuent à développer. Si malheureusement "E-mail" devait s’imposer, je suggérerais une dernière cartouche de résistance: faire un jeu de mot avec le terme "émail", ce qui permettrait d’écrire par exemple: "Email: dionys@multimania.com" et permettrait d’utiliser le verbe "émailler" avec une nouvelle extension… Certains collègues traducteurs pencheraient volontiers pour cette solution de dernier recours.

D’autres anglicismes reviennent périodiquement dans Réseaux et Télécoms. Par exemple "nativement" dans le dernier numéro, que je comprends comme signifiant "par construction". Ou "l’alternative au numéro vert" (page 23 du dernier numéro) qui est un anglicisme dans la mesure où, jusqu’à nouvel ordre, une "alternative" reste un choix entre deux solutions et non pas, comme en anglais, le résultat de ce choix. Je traduirais donc cette expression fautive par "la solution de remplacement du numéro vert" ou "l’autre numéro vert" ou "une variante du numéro vert". Eviter également l’expression américaine "bps" (bits par seconde), l’unité internationale acceptée étant le "bit/s".

L’esprit d’une langue historique implique une assimilation, qui est un phénomène linguistique naturel. Par exemple, le vieux mot "bouline" (cordage de bateau) est dans notre langue depuis le douzième siècle. Il a toutefois été francisé à partir de l’anglais "bowline": dès 1135, il s’écrivait "boesline". Tous les mots de notre langue (noms communs et noms propres) sont des déformations de mots latins, celtes ou germaniques, peu à peu assimilés. Par exemple, le nom de jeune fille de ma mère est "Jousseaume" (Charente): au VIIIe siècle, il s’écrivait "Gauzhelm" (comme dans la Farce de Maître Patelin) et un peu plus tôt il s’agissait tout simplement de "Gottes-Helm" (le casque de Dieu, éponyme wisigoth).

Pour franciser un mot barbare comme "bulldozer", il suffit d’écrire (et de prononcer) quelque chose comme "buldoseur" et le tour est joué: on ne refuse pas automatiquement le terme étranger s’il apporte du nouveau et n’a pas d’équivalent immédiat, mais on l’assimile à sa façon. On prononce "Mozart" comme "Mosart" et non pas "Motte-zarte". On prononce "Perth" comme "perte" et non "peuhr-te", "Francfort" et non "Frank-fourte" parce que ces assimilations sont dans le génie de notre langue. Pourquoi nous arrêter en si bon chemin et ne plus vouloir assimiler ce qui nous vient d’ailleurs, même si c’est technique?

La distinction entre termes français et termes barbares est simple à établir. Sa généralisation permet d’opérer un choix fondamental: si l’on commence à accepter les termes anglais sans réaction immunitaire, on peut tout aussi bien accepter un texte entièrement rédigé en anglais et abandonner tout de suite le français. Est-ce vraiment ce que veulent ceux qui prônent le franglais? Dans ce cas, ils ne méritent pas leur langue. Si l’on veut conserver au contraire notre vecteur de communication propre, il convient d’en respecter l’esprit, qui est celui de la clarté et de la cohérence ainsi que de la tolérance bien comprise. On ne mélange toujours pas les torchons avec les serviettes, surtout en informatique!

En résumé, d’accord pour l’enrichissement du français par des mots correctement construits et agréables à l’oreille, se prononçant comme ils se lisent: cybernaute, cyberespace, cybercafé… Mais pas d’accord pour les mots anglais bruts et non francisés comme plug-in, hub, applet, mail, e-mail… pour lesquels des traductions françaises existent (je me tiens à la disposition de tous ceux qui auraient des difficultés à ce sujet).

Pour terminer, je suggère que la revue Réseaux et Télécoms ouvre une petite rubrique régulière sur les problèmes de traduction et de langue, où l’on pourrait faire paraître des rappels afin de parer aux anglicismes.

Denis Bloud (émail (ou mél.): dionys@multimania.com ) – Traducteur spécialisé en informatique et télécommunications.


NOTES:

1 – Organisation internationale de la francophonie (46, avenue Blanc, 1202 Genève) – Rapport introductif du "Symposium sur le plurilinguisme dans les organisations internationales", Genève, 5 e t 6 novembre 1998, page 8.

2 – Philippe Lalanne-Berdouticq (Défense de la langue française – Paris) in "Le Figaro" du 23 novembre 1998, page 2.

3 – Le Figaro du lundi 12 octobre 1998, page 41.

4 – Extrait de la page de la Délégation générale à la langue française, sur http://www.culture.fr/culture/dglf/termi001.htm#cmt . Mél.: dglf@culture.fr .


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