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PORTRAIT DU COLONISÉ

PORTRAIT DU COLONISé

Texte numérisé et envoyé par Charles Xavier Durand.

Commentaire de Claude: On retrouve dans ce texte les stéréotypies typiques du
syndrôme colonial de l’homo sapiens vaincu:

Citations d’Albert Memmi dans son " Portrait du colonisé ", publié chez
Jean-Jacques Pauvert en 1957 et préfacé par Jean-Paul Sartre. Le manuscrit original a
été rédigé avant la guerre d’Algérie.

" Le racisme est déjà là, porté par la praxis colonialiste engendré à chaque
minute par l’appareil colonial. " (préface de Jean-Paul Sartre)

" Une impitoyable réciprocité rive le colonisateur au colonisé, son produit et son
destin. " (préface de J-P Sartre)


Caractéristiques, comportements et cadre mental du colonisateur :

" Ces gens (les colonisateurs) occupent, presque tous et partout, de droit ou de
fait, les premières places. Et ils le savent et ils en revendiquent les égards et les
honneurs. La société colonisatrice se veut être une société dirigeante et s’applique
à en avoir l’apparence… "

" L’usurpateur, certes, revendique sa place et, au besoin, la défendra par tous les
moyens. Mais il revendique une place usurpée… Sa victoire de fait ne le comblera donc
jamais : il lui reste à l’inscrire dans les lois et dans la morale. Il lui faudrait pour
cela en convaincre les autres, sinon lui même. Il a besoin, en somme, pour en jouir
complètement, de se laver de sa victoire, et des conditions dans lesquelles elle fut
obtenue.D’où son acharnement, étonnant chez un vainqueur, sur d’apparentes futilités :
il s’efforce de falsifier l’histoire, il fait récrire les textes, il éteindrait les
mémoires. N’importe quoi, pour arriver à transformer son usurpation en légitimité…
Il n’oubliera jamais de faire éclater publiquement ses propres vertus, il plaidera avec
une rageuse obstination pour paraître héroïque et grand, méritant largement sa
fortune… Le panégyrique de soi-même et des siens, l’affirmation répétée, même
convaincue, de l’excellence de ses mours, de ses institutions, de sa supériorité
culturelle et technique… Tous les jours, il fera l’épreuve euphorique de sa puissance
et de son importance… "

" Toute nation coloniale porte, en son sein, les germes de la tentation fasciste.
"

" L’analyse de l’attitude raciste révèle trois éléments importants :

Découvrir et mettre en évidence les différences entre colonisateur et colonisé.
Valoriser ces différences, au profit du colonisateur et au détriment du colonisé.
Porter ces différences à l’absolu, en affirmant qu’elles sont définitives, et en
agissant pour qu’elles le deviennent.

Etre à l’affût du trait différentiel entre deux populations n’est pas une
caractéristique raciste en soi mais elle occupe sa place et prend un sens particulier
dans un contexte raciste. Loin de rechercher ce qui pourrait le rapprocher du colonisé,
le colonialiste appuie au contraire sur tout ce qui l’en sépare. "

" Il faut défendre le colonisé contre lui-même. " (le colonisé ne peut que
bénéficier de la colonisation. Livré à lui-même, s’il n’était pas colonisé, il ne
pourrait que stagner et s’auto-détruire)

" Il arrive, certes, que le colonisateur lance un style néo-oriental, comme le
colonisé imite le style européen. Mais il ne s’agit que d’exotisme (vieilles armes et
coffres anciens) et non de renaissance ; le colonisé, lui, ne fait qu’éviter son passé.
"

" Le colonisateur n’a-t-il pas ouvert des routes, bâti des hôpitaux et des écoles.
Cette restriction, à la vie si dure, revient à dire que la colonisation fut tout de
même positive ; car, sans elle, il n’y aurait eu ni routes, ni hôpitaux, ni écoles…
Qu’en savons-nous ? "

Techniques de colonisation :

" A l’agression idéologique qui tend à le déshumaniser, puis à le mystifier,
correspondent en somme des situations concrètes qui visent au même résultat. Etre
mystifié, c’est déjà, peu ou prou, avaliser le mythe et y conformer sa conduite,
c’est-à-dire en être agi. Or, ce mythe-là est, de plus, solidement étayé sur une
organisation bien réelle, une administration et une juridiction… "

Caractéristiques, comportement et cadre mental du colonisé :

" L’idéologie d’une classe dirigeante, on le sait, se fait adopter dans une large
mesure par les classes dirigées. Or toute idéologie de combat comprend, partie
intégrante d’elle-même, une conception de l’adversaire. En consentant à cette
idéologie, les classes dominées confirment, d’une certaine manière, le rôle qu’on leur
a assigné… la caractérisation et le rôle du colonisé occupent une place de choix
dans l’idéologie colonisatrice ; caractérisation infidèle au réel, incohérente en
elle-même, mais nécessaire et cohérente à l’intérieur de cette idéologie. Et à
laquelle le colonisé donne son assentiment, troublé, partiel, mais indéniable…. Il ne
suffit pas que le colonisé soit objectivement esclave, il est nécessaire qu’il s’accepte
tel. "

" Le colonisé est hors de jeu. En aucune manière, il n’est plus sujet de
l’histoire. Il en subit le poids, mais surtout comme objet. Il a fini par perdre
l’habitude de toute participation active à l’histoire et ne la réclame même plus. Pour
peu que dure la colonisation, il perd jusqu’au souvenir de sa liberté ; il oublie ce
qu’elle coûte ou n’ose plus en payer le prix. "

" Le colonisé ne jouit pas des attributs de la nationalité ; ni de la sienne, qui
est dépendante, contestée, étouffée, ni, bien entendu, de celle du colonisateur…
N’étant plus maîtresse de son destin, n’étant plus sa propre législatrice, la
société colonisée ne peut plus accorder ses institutions à ses besoins profonds.
"

" La colonisation converge vers la catalepsie sociale et historique du colonisé.
Tant qu’il supporte la colonisation, la seule alternative possible pour le colonisé est
l’assimilation ou la pétrification. "

" La cité se met-elle en fête ? Ce sont les fêtes du colonisateur… "

" La colonisation entraîne la stérilisation continue des élites colonisées, la
destruction périodique de celles qui arrivent malgré tout à surgir. "

" La colonisation tue spirituellement le colonisé. Elle fausse les rapports humains,
détruit ou sclérose les institutions, et corrompt les hommes, colonisateurs et
colonisés. "

Appauvrissement et dégradation de la culture du colonisé :

" Interrogeons le colonisé lui-même : quels sont ses héros populaires ? Ses
grands conducteurs de peuple ? Ses sages ? A peine s’il peut nous livrer quelques noms,
dans un désordre complet, et de moins en moins à mesure qu’on descend les générations.
Le colonisé semble condamné à perdre progressivement la mémoire. Le souvenir n’est pas
un phénomène de pur esprit. De même que la mémoire de l’individu est le fruit de son
histoire et de sa physiologie, celle d’un peuple repose sur ses institutions. Or, les
institutions du colonisé sont mortes ou sclérosées. Celles qui gardent une apparence de
vie, il n’y croit guère, il vérifie tous les jours leur inefficacité ; il lui arrive
d’en avoir honte, comme un monument ridicule et suranné. "

" Toute l’efficacité, au contraire, tout le dynamisme social, semblent accaparés
par les institutions du colonisateur. Le colonisé a-t-il besoin d’aide ? C’est à elles
qu’il s’adresse. "

" Par quoi se transmet encore l’héritage d’un peuple ? Par l’éducation qu’il donne
à ses enfants, et la langue, merveilleux réservoir sans cesse enrichi d’expériences
nouvelles. Les traditions et les acquisitions, les habitudes et les conquêtes, les faits
et gestes des générations précédentes, sont ainsi léguées et inscrites dans
l’histoire… Tout semble s’être passé ailleurs que chez lui ; son pays et lui-même
sont en l’air, ou n’existent que par référence aux colonisateurs… "

" Le colonisé se détourne de sa musique, de ses arts plastiques, de toute sa
culture traditionnelle. "

La langue du colonisé :

" Le colonisé n’est sauvé de l’analphabétisme que pour tomber dans le dualisme
linguistique. "

" De petits groupes de lettrés s’obstinent, certes, à cultiver la langue de leur
peuple, à la perpétuer dans ses splendeurs savantes et passées. Mais ces formes
subtiles ont perdu, depuis longtemps, tout contact avec la vie quotidienne, sont devenues
opaques pour l’homme de la rue. Le colonisé les considère comme des reliques, et ces
hommes vénérables comme des somnambules, qui vivent un vieux rêve. "

" Toute la bureaucratie, toute la magistrature, toute la technicité n’entend et
n’utilise que la langue du colonisateur, comme les bornes kilométriques, les panneaux de
gare, les plaques de rue et les quittances. Muni de sa seule langue, le colonisé est un
étranger dans son propre pays. "

" Dans le contexte colonial, le bilinguisme est nécessaire. Il est la condition de
toute communication, de toute culture et de tout progrès. "

" Le colonisateur cherche-t-il un emploi ? Lui faut-il passer un concours ? Des
places, des postes lui seront réservés d’avance ; les épreuves se passeront dans sa
langue, occasionnant des difficultés éliminatoires au colonisé. Le colonisé est-il
donc si aveugle ou aveuglé, qu’il ne puisse jamais voir qu’à conditions objectives
égales, classe économique, mérite égaux, il est toujours désavantagé ? "

" La possession de deux langues n’est pas seulement celle de deux outils, c’est la
participation à deux royaumes psychiques et culturels. La langue maternelle du colonisé,
celle qui est nourrie de ses sensations, ses passions et ses rêves, celle dans laquelle
se libèrent sa tendresse et ses étonnements, celle enfin qui recèle la plus grande
charge affective, celle-là précisément est la moins valorisée. Elle n’a aucune
dignité dans le pays ou dans le concert des peuples. S’il veut obtenir un métier,
construire sa place, exister dans la cité et dans le monde, il doit d’abord se plier à
la langues des autres, celle des colonisateurs, ses maîtres. Dans le conflit linguistique
qui habite le colonisé, sa langue maternelle est l’humiliée, l’écrasée. Et ce mépris,
objectivement fondé, il finit par le faire sien. De lui même, il se met à écarter
cette langue infirme, à la cacher aux yeux des étrangers, à ne paraître à l’aise que
dans la langue du colonisateur. En bref, le bilinguisme colonial n’est ni une diglossie,
où coexistent un idiome populaire et une langue de puriste, appartenant tous les deux au
même univers affectif, ni une simple richesse polyglotte, qui bénéficie d’un clavier
supplémentaire mais relativement neutre. Si le bilingue colonial a l’avantage de
connaître deux langues, il n’en maîtrise totalement aucune. "

" Supposons qu’il ait appris à manier sa langue, jusqu’à la recréer en ouvres
écrites, qu’il ait vaincu son refus profond de s’en servir ; pour qui écrirait-il, pour
quel public ? S’il s’obstine à écrire dans sa langue, il se condamne à parler devant un
auditoire de sourds. Une seule issue lui reste qu’on présente comme naturelle : qu’il
écrive dans la langue du colonisateur… "

" Le colonisé ne connaissait plus sa langue que sous la forme d’un parler
indigent… Revenant à un destin autonome et séparé, il retourne aussitôt à sa propre
langue. On lui fait remarquer ironiquement que son vocabulaire est limité, sa syntaxe
abâtardie, qu’il serait risible d’y entendre un cours de mathématiques supérieures ou
de philosophie. Même le colonisateur de gauche s’étonne de cette impatience, de cet
inutile défi, finalement plus coûteux au colonisé qu’au colonisateur. Pourquoi ne pas
continuer à utiliser les langues occidentales pour décrire les moteurs ou
enseigner l’abstrait ? "

La surenchère du colonisé :

" Les assimilés de fraîche date se situent généralement bien au-delà du
colonisateur moyen. Ils pratiquent une surenchère colonialiste ; étalent un mépris
orgueilleux du colonisé et rappellent avec insistance leur noblesse d’emprunt, que vient
démentir souvent une brutalité roturière et leur avidité… Et lorsque la colonisation
vient à être en péril, ils lui fournissent ses défenseurs les plus dynamiques, ses
troupes de choc, et quelquefois ses provocateurs. "

" La première tentative du colonisé est de changer de condition en changeant de
peau. Un modèle tentateur et tout proche s’offre et s’impose à lui : précisément celui
du colonisateur. Celui-ci ne souffre d’aucune de ses carences, il a tous les droits, jouit
de tous les biens et bénéficie de tous les prestiges ; il dispose des richesses et des
honneurs, de la technique et de l’autorité… L’ambition première du colonisé sera
d’égaler ce modèle prestigieux, de lui ressembler jusqu’à disparaître en lui…
L’amour du colonisateur est sous-tendu d’un complexe de sentiments qui vont de la honte à
la haine de soi… L’outrance dans cette soumission au modèle est déjà révélatrice.
La femme blonde, fût-elle fade et quelconque de traits, paraît supérieure à toute
brune. Un produit fabriqué par le colonisateur, une parole donnée par lui, sont reçus
avec confiance. Ses mours, ses vêtements, sa nourriture, son architecture, sont
étroitement copiés, fussent-ils inadaptés. Le mariage mixte est le terme extrême
de cet élan chez les plus audacieux. "

" Au nom de ce qu’il souhaite devenir, il s’acharne à s’appauvrir, à s’arracher de
lui-même. Nous retrouvons, sous une autre forme, un trait déjà signalé. L’écrasement
du colonisé est compris dans les valeurs colonisatrices. Lorsque le colonisé adopte ces
valeurs, il adopte en inclusion sa propre condamnation. Pour se libérer, du moins le
croit-il, il accepte de se détruire. Le phénomène est comparable à la négrophobie du
nègre, ou à l’antisémitisme du Juif. Des négresses se désespèrent à se défriser
les cheveux, qui refrisent toujours, et se torturent la peau pour la blanchir un peu.
Beaucoup de Juifs, s’ils le pouvaient, s’arracheraient l’âme ; cette âme dont on
leur dit qu’elle est mauvaise irrémédiablement… On a déclaré au colonisé que sa
musique, c’est des miaulements de chat ; sa peinture du sirop de sucre. Il répète que sa
musique est vulgaire et sa peinture écourante. Et si cette musique le remue tout de
même, l’émeut plus que les subtils exercices occidentaux, qu’il trouve froids et
compliqués, si cet unisson de couleurs chantantes et légèrement ivres lui
réjouissent l’oil, c’est malgré sa volonté. Il s’en indigne contre lui-même, s’en
cache aux yeux des étrangers, ou affirme des répugnances si fortes qu’elles en sont
comiques. Les femmes de la bourgeoisie préfèrent le bijou médiocre en provenance
d’Europe au joyau le plus pur de leur tradition. Et ce sont les touristes qui
s’émerveillent devant les produits de l’artisanat séculaire. Enfin, nègre, juif ou
colonisé, il faut ressembler du plus près au Blanc, au non-Juif, au colonisateur. De
même que beaucoup de gens évitent de promener leur parenté pauvre, le colonisé en mal
d’assimilation cache son passé, ses traditions, toutes ses racines enfin, devenues
infamantes. "

" A l’effort obstiné du colonisé de surmonter le mépris que méritent son
arriération, sa faiblesse, son altérité, son souci appliqué de se confondre avec le
colonisateur, de s’habiller comme lui, de parler, de se conduire comme lui, jusque dans
ses tics et sa manière de faire la cour, le colonisateur oppose un deuxième mépris : la
dérision… Et plus le singe est subtil, plus il imite bien, plus le colonisateur
s’irrite. "

Comportements typiques à la décolonisation :

" Le colonisé qui a entamé son processus de libération revendique et se bat au
nom des valeurs mêmes du colonisateur, utilise ses techniques de pensée et ses méthodes
de combat. Il faut ajouter que c’est le seul langage que comprenne le colonisateur. "

" Relevant le défi de l’exclusion, le colonisé s’accepte comme séparé et
différent, mais son originalité est celle délimitée, définie par le colonisateur.
"

" Il se reprend, mais il continue à souscrire à la mystification colonisatrice…
Il revient à une histoire peu glorieuse et mangée de trous effrayants, à une
culture moribonde, qu’il avait pensé abandonner, à des traditions gelées, à une langue
rouillée. L’héritage, qu’il finit par accepter, est lourd d’un passé décourageant pour
quiconque… En pleine révolte, le colonisé continue à penser, sentir et vivre contre
et donc par rapport au colonisateur et à la colonisation. "

" Le colonisé doit cesser de se définir par les catégories colonisatrices. "

(Ce texte nous a été communiqué par notre correspondant Cyrano@aqua.ocn.ne.jp)

(Le 2 juin 2000)


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