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MA TANTE FLEURETTE

MA TANTE FLEURETTE

OU

ALLéGORIE SUR L’ASSIMILATION

par Stéphane-Albert Boulais

écrivain

Un jour, dans un MacDonald de Sudbury, j"ai demandé en français
qu’on me serve des frites. La jeune fille ne me comprit pas. Pourtant, le nom qui
était épinglé sur son costume était un nom canadien-français. Je réitérai ma
demande. Elle me fit un beau sourire pour me signifier qu’elle ne me comprenait
toujours pas. Plus elle me souriait, plus j’étais triste. Soudain, une vieille
waitress s’est avancée vers nous. Elle regarda timidement sa jeune collègue et lui
dit en anglais: "French fries". "Oh! French fries!" répéta la belle
jeune fille, toute heureuse d’enfin comprendre. Je me tournai alors vers la vieille
waitress et lu le nom qu’elle avait d’épinglé sur sa poitrine. Et mon coeur se
serra. C’était sa mère. Elle leva les yeux vers moi, puis me parla tout bas, comme
pour s’excuser d’être Canadienne-Française. J’avais mal. Je comprenais
qu’elle était gênée de porter un nom français épinglé sur sa poitrine. Je
comprenais qu’elle aurait aimé passer inaperçue. Qu’elle ne voulait pas être
la Canadienne-Française de service. Elle avait honte de sa langue parce que sa langue
était une langue à genoux.

– C’est rare qu’on entend parler français ici. Même les
Francos commandent en anglais, c’est moins de trouble, me dit-elle.

Je pris mes frites et j’allai m’asseoir près d’une
fenêtre. à une table de moi, un homme dans la quarantaine prenait son café. Il me
regardait. Un sourire triste flottait sur ses lèvres. Soudain, il s’adressa à moi,
à voie basse lui aussi: "Quand tu parles français ici, ne le fais pas trop fort. On
aime mieux qu’y sachent pas qui nous sommes."

La frite resta prise dans ma gorge. Je n’avais plus faim.
J’avais devant moi le résultat d’une lente assimilation. J’étais
bouleversé par le caractère irrémédiable du processus. Je regardai l’homme, qui
avait baissé les yeux, puis la vieille waitress qui se tenait un peu recluse. Elle ne
servait pas, on l’avait mise à la friteuse. Elle avait les traits tirés et le dos
courbé. J’avais le coeur gros. Je revoyais en elle ma grand-tante Fleurette qui nous
rendait visite en Haute-Gatineau. Elle venait de Cornwall. C’était notre tante
pauvre. Toujours la même vieille robe en coton sur le dos. J’étais jeune. Elle
était veuve. Doublement. Elle avait d’abord perdu son mari, puis ensuite son fils
unique. J’avais horreur de voir ses genoux enflés et ses mains difformes. Je ne
voilais pas les toucher. Elle, qui pourtant était si gentille. "Ta tante veut juste
te prendre, mon grand", me disait ma mère. Mais j’allais me cacher. Quand tante
Fleurette partait, je demandais à maman. "Qu’est-ce qu’elle a aux mains,
ma tante Fleurette? Et ses affreux genoux?" Ma mère esquivait toujours la réponse.
Un beau jour, tante Fleurette n’est plus revenue. Elle était morte.

Ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai appris toute
l’histoire de cette tante pauvre, et j’avoue que cela m’a profondément
bouleversé. Surtout, en ce moment, à cette table de MacDo de Sudbury. J’ai encore
plus mal. La vieille waitress me rappelle ma tante. Certes, des générations les
séparent, mais, dans un sens, elle connaissent un même destin. Tante Fleurette avait les
mains déformées et les genoux usés pour une raison fort belle, mais aussi fort triste.
à la mort de son mari Jacques, elle se retrouva seule à Cornwall avec son fils Pierre.
Celui-ci était âgé de sept ans. Il avait complété sa première année à
l’école "bilingue française". En vertu du Règlement 17, Pierre devait
continuer son école en anglais à compter de sa deuxième année. à moins d’en
payer le prix. Seules les familles francophones aisées pouvaient envoyer les leurs dans
une école privée. Fleurette, qui travaillait déjà comme waitress sur le Chemin de
Montréal, trouva un emploi du soir comme laveuse de planchers dans un gros bureau de
comptables sur Brookdale Ave. Pierre avait des aptitudes, il était doué et voulait se
faire instruire dans sa langue. Comme tante Fleurette gardait sa belle-mère à la maison,
elle put faire en sorte que son fils ne sache jamais qu’elle allait laver les
planchers pour le faire instruire. Elle partait après les devoirs de Pierre à sept
heures du soir, revenait à minuit, puis repartait très tôt le lendemain pour les
cuisines du restaurant. Ainsi, Pierre put grandir et apprendre en français.Et Fleurette
était heureuse. Elle travailla tant que bientôt elle eut les doigts déformés et les
genoux usés. Son fils entra à l’université en médecine. Le soir de sa graduation
un train percuta la voiture dans laquelle prenaient place la mère et le fils. Pierre
mourut sur le coup. Fleurette lui survécu. Ultime ironie: la mort de son unique enfant,
au moment où il allait recevoir son diplôme si chèrement acquis.

Je regardai à nouveau la vieille waitress au sourire plissé et à la
figure tatouée par la vie, sans doute était-elle en train de se parler à elle-même en
français, au-dessus de sa friteuse. Non loin d’elle, sa fillr, unilingue, dialoguait
en anglais avec des camarades de travail. Je voyais des milliers de femmes comme cette
vieille waitress qui ont grandi à genoux, à genoux des grandes choses comme on dit à
l’ombre, je voyais des milliers de genoux qui avaient combattu dans le silence, et je
souhaitais pour elles que vienne la lumière. Que chantent enfin les années de misères
de nos mères, qui devaient laver les planchers pour nous faire éduquer dans leur langue.
On ne dira jamais assez tout ce que ces femmes ont enduré pour que leurs filles et leurs
fils vivent dans la langue de leur père. Elles ne savaient pas écrire ou bien elles
écrivaient avec plein de fautes, et c’est sur les parquets des gens qui les
méprisaient qu’elles ont enduré leur honte. Aussi, faut-il que l’on parle
d’elles qui ont souffert en silence. C’est leur silence qui, aujourd’hui,
nourrit ma parole. C’est leur souffrance que ma parole veut honorer. Avec toi,
Fleurette, qui a porté le flambeau de la langue dans ton corps meurtri par le Javex
et tous les Monsieur Net de la terre, je reconnaît humblement, aujourd’hui,
que nous, Français d’Amérique, sommes des fils de planchers lavés à genoux et des
labeurs nocturnes, et que le temps est venu pour nous de venir aider nos mères à se
relever. J’en appelle à vous tous pour vous lever avec vos mères. Le temps
n’est plus à la génuflexion, il est à la marche de l’égalité. Je viens
d’un pays de genoux enflés, d’un pays de femmes fléchies et méprisées qui
ont marché sur les genoux pour qu’un jour leurs filles et leurs fils se lèvent.
Voilà l’appel du temps nouveau. Nous voilà maintenant rendus à la fin de
l’offertoire. Toutes les sueurs sont sur la serpillière. Les sueurs de nos mères
sur le parquet des autres. Elles demandent que l’on marche enfin. Que l’on
marche droit au-delà des petits bénéfices, au-delà des recettes personnelles. Ces
genoux de ma tante Fleurette méritent que je me tienne debout. Ces genoux de nos mères
méritent qu’on marche enfin la tête haute, pour que jamais il n’y ait sur la
terre du Québec des règlements 17 ou des lois Thornton pour faire de nous des aphasiques
et des arthritiques de l’esprit. C,est à cette assomption que nous convie le destin
de notre peuple. C’est à ces femmes à genoux qu’il faut dire oui. Elles ont
tout fait pour qu’on bouge et qu’on avance. à l’ombre des parquets, dans
le silence des injustices. Voilà ce que ne disent pas les livres d’histoires trop
occupés par l’orgueil des justes.

Voilà ce que ne disent pas les fêtes. Un bon mot. Un seul bon mot
pour leurs genoux enflés par la misère. Il est temps de se lever. L’heure
n’est plus aux lamentations, elle est à l’élévation. Il faut enfin donner une
voix aux noms que nous portons sur nos habits. C,est cela que nous dit le oui. Il est venu
le temps de se lever, Fleurette. Il est venu le temps de relever nos mères.

Je quittai le MacDo de Sudbury. J’avais faim. Une vraie faim.


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