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L’EXCEPTION CULTURELLE MENACÉE II

L’EXCEPTION CULTURELLE MENACéE II
Quelques unes des techniques de néocolonisation qui sont actuellement appliquées
avec succès par les Etasuniens en Europe.

Réponse à Denis Griesmar (voir ci-dessous)
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Personnellement, je ne vois pas en quoi une quelconque “exception culturelle” a
empêché ou retardé la pénétration de certaines catégories de produits étasuniens
dits “culturels” sur les marchés français et européens, principalement films
et disques. Même sans faire d’étude détaillée du problème, il est évident
qu’une telle invasion n’a été rendue possible que par la collaboration active
d’intermédiaires et de groupes de distribution français. En ce qui concerne le
cinéma, je ne puis que recommander la lecture de l’ouvrage de Philippe d’Hugues
“L’envahisseur américain. Hollywood contre Billancourt”, publié chez
Favre et qui explique bien la situation.

Les étasuniens cherchent à étendre leur empire. Pour ceux qui adhèrent aux
principes darwinistes, c’est de bonne guerre ! La chasse est ouverte ! Dans les pays
sous-développés, si l’on voit très souvent des attentats contre les Etasuniens et
des scènes où l’on brûle leur drapeau ou toute autre effigie de l’oncle Sam,
c’est que les volontés hégémoniques américaines s’expriment de manière
très brutale et souvent par les armes. Celui qui reçoit une balle “made in the
USA” dans le ventre peut difficilement réagir autrement. Dans les pays dits
“développés”, comme le nôtre, l’approche est tout à fait différente.
L’approche étasunienne est éminemment
furtive. Si les Etasuniens ne donnaient pas aux Européens qu’ils veulent vassaliser
l’impression de “libre choix”, tout le monde crierait à la révolte ! Cela
ne veut pas dire que nous soyons moins colonisés que certains pays sous-développés qui
sont officiellement sous la botte étasunienne. En fait, une prise de conscience
généralisée de l’état de vassalisation dans lequel nous sommes actuellement, par
rapport aux Etats-Unis, déclencherait à la fois des manifestations partout en Europe et
des prises de positions gouvernementales violemment hostiles aux intérêts étasuniens.
Les illusions idéologiques dont nous inondent l’oncle Sam par l’intermédiaire
de leur presse, de leurs films et surtout par l’intermédiaire de la langue anglaise
participent à maintenir cet écran de fumée qui nous empêche de voir la réalité telle
qu’elle est vraiment.

Il est donc important de révéler la réalité telle qu’elle est. La prise de
conscience qui en résultera fera le reste du travail et nous n’aurons plus besoin
d’exception culturelle qui ne semble servir strictement à rien. Avec
“l’exception culturelle”, on a voulu faire croire aux gens que le
gouvernement se préoccupait vraiment de culture. De la même manière, en 1963, on avait
créé un “Haut Comité de la langue française” pour “préserver” le
français. De petites chapelles se rassemblèrent, closes sur de maigres crédits,
jalouses de maintenir leur présence dans des congrès se voulant savants où leurs
desservants, installés à vie, ne semblaient pas se voir vieillir. L’administration
achetait ainsi à petits prix, avec eux, sa paix et sa léthargie. Avec
“l’exception culturelle”, les hauts fonctionnaires français nous disent de
leur foutre la paix car le problème est dans les mains “d’experts” qui ne
font évidemment rien ou qui, dans le cas contraire, ne sert à rien car on ne leur donne
pas le pouvoir décisionnel nécessaire, tout comme les gens qui, de près ou de loin,
sont payés pour assainir notre paysage linguistique. En France, nous aimons
particulièrement les “interventions gouvernementales” et mettons une foi sans
limite au pouvoir et surtout à la volonté du gouvernement. Or, nos gouvernements sont
aussi faibles qu’ils sont interventionnistes et le discours public n’est
qu’une suite de formules codées destinées à rendre politiquement correcte la
réalité.

Il faut donc s’occuper d’ôter aux gens les lunettes colorées qu’on
leur a mis devant les yeux pour déguiser la réalité. Le petit texte que j’ai joint
décrit quelques unes des techniques de néocolonisation qui sont actuellement appliquées
avec succès par les Etasuniens en Europe.

Charles Durand
Charles.Durand@utbm.fr

L’art de manipuler l’autre consiste à lui donner l’illusion
qu’il a le libre choix mais qu’il est soumis à des lois aussi inéluctables que
celles de la physique comme ce que l’on nomme « lois du marché » ou «
mondialisation »

Lors d’un discours prononcé à l’université de Gdansk le 21 septembre 1993,
François Mitterrand déclarait :

« Une société qui abandonne à d’autres ses moyens de représentation,
c’est-à-dire les moyens de se rendre présente à elle-même, est une société
asservie. »

Il y a dans les perceptions une très forte composante culturelle. On sait combien il
est facile d’influencer, tant soit peu, la perception des odeurs ou des saveurs par des
propos, surtout s’ils sont proférés avec aplomb ou autorité. L’univers associé à un
type de perception varie d’une personne à l’autre. Pour une personne sans la moindre
éducation musicale, toute musique est sinon bruit du moins sons, et les différences
perçues entre une symphonie donnée et une autre peuvent être très vagues, sans parler
des différences entre deux exécutions différentes d’une même oeuvre. Il en est de
même en ce qui concerne les vins. Une personne non éduquée de ce point de vue saura à
la rigueur faire la différence entre un excellent vin et un mauvais vin, mais sera
incapable d’entrer dans les nuances. Dans chaque cas, l’éducation ouvre un univers qui
peut être très riche et complexe. La diffusion massive des produits musicaux
“internationaux” serait impossible si les composantes culturelles du monde
étaient fortes et, dans de nombreux cas, le nivellement des cultures a été une
nécessité comme condition préalable à son acceptation. Or, le nivellement ne peut pas
se faire que par ce qui est le moins intéressant – par le bas comme certains
pourraient dire – c’est-à-dire par ce que nous avons tous en commun.

La diffusion à l’échelle mondiale de produits commerciaux standardisés
nécessite, comme condition préalable, un laminage des différences culturelles, une
adhésion sans états d’âme aux valeurs marchandes, une déconnexion de
l’intellect, une recherche exclusive du plaisir basée exclusivement sur les sens que
nous partageons tous, une dissociation du groupe (qui exerce toujours une influence
culturelle), une destruction systématique des acquisitions collectives dont le résultat
est une atomisation des individus qui demeurent persuadés que cela est bon pour leurs
“libertés” individuelles. Dans son ouvrage “Contre-feux”, Bourdieu
note cette tentative marquée des systèmes politico-économiques occidentaux, et plus
particulièrement étasuniens, de détruire tous les acquis collectifs.

En dépit de l’apparente gratuité des services, il ne faut pas oublier que la
vassalisation culturelle débouche rapidement sur la vassalisation économique et ensuite
sur la vassalisation politique.

Qu’est-ce que la colonisation culturelle sinon que de faire payer aux peuples qui
la subissent leur assujettissement ? Défendre le droit des peuples à disposer
d’eux-mêmes sur le plan culturel signifie les maintenir indépendants, dans toutes
les dispositions où ce terme est censé s’appliquer, mais faire passer ce message
est autrement plus long et difficile que de critiquer ce que certains qualifient
“d’intolérable atteinte” à la liberté individuelle”. Quoi de plus
naturel, en effet, que de lire le magazine ou le livre qui nous tombe sous la main ou de
regarder le film que l’on met gracieusement et “gratuitement” à notre
disposition. Pourquoi donc une censure devrait-elle s’appliquer ? Ne sommes-nous pas
suffisamment adultes pour juger de ce qui est bon ou mal pour nous ?

Récemment, au sein de l’université où je travaille, la compagnie Coca-Cola a
installé des distributeurs de boissons desquels on peut acheter du Coca-Cola, bien sûr,
et toutes les boissons des marques associées à ce groupe (Minute Maid, Nestea, Fanta,
etc.). L’établissement n’a jamais payé un centime à la compagnie Coca-Cola,
qui a installé ses appareils gratuitement. En contrepartie, Coca-Cola a été autorisé a
faire de la publicité sous forme d’affiches, de panneaux lumineux, et bien sûr, sur
tout ce qui conditionne la marchandise elle-même (gobelets, conteneurs en aluminium,
serviettes en papier, etc.). Au restaurant universitaire, les étudiants passent devant un
distributeur installé sur la ligne du libre-service, qui vend exclusivement les boissons
du groupe Coca-Cola. Presque tous les étudiants qui viennent déjeuner prennent une
boisson à ce distributeur au lieu d’une entrée, d’un fromage ou d’un
dessert, puisque le ticket avec lequel ils payent représente un certain nombre de points
et pour lequel la boisson équivaut à un point, l’alternative étant de prendre de
l’eau qui, elle, ne coûte rien. Ainsi, par un processus d’exposition, de
répétition et de sujétion permanente, des centaines d’étudiants viennent enrichir
un peu plus la compagnie Coca-Cola. On remarque aussi, bien sûr, que les étudiants en
question payent le prix de l’instrument utilisé pour orienter leur choix vers le
Coca-Cola, puisque ce qu’ils payent sert aussi à défrayer le coût de tout
l’appareillage, finalement fort lourd, qu’il faut mettre en place pour induire
des différences de comportements, chez les étudiants, dont la société Coca-Cola puisse
bénéficier. Il est très difficile de contrer une telle tactique commerciale qui, dans
les apparences, n’impose aucune contrainte à quiconque. Dans cette zone
d’incertitude que l’on nomme “liberté de choix”, on voit très bien
la puissance d’une technique de commercialisation dont le but est, en définitive, de
réduire cette liberté à zéro ! On comprend ainsi mieux l’importance attachée par
les Etasuniens au secteur “informationnel” et “communicationnel”,
depuis la fin de la seconde guerre mondiale car c’est ce secteur et celui-ci
exclusivement qui, de plus en plus, leur permet de marquer des points et d’asseoir
leur influence, partout sur la planète, qu’elle soit économique ou politique. Par
saturation informationnelle, par influence subliminale, par propagande, par le vecteur que
la langue anglaise constitue, les acquis de la “technique informationnelle” sont
absolument fabuleux. De par son essence même, cette technique vise à pénétrer tout
être, toute structure et à littéralement “phagocyter” ses défenses, à
étouffer toute opposition. Ses objectifs ultimes ne sont pas de créer une atmosphère de
libre et joviale compétition pour le plus grand bien de tous mais d’éliminer tout
modèle pouvant présenter un semblant même de concurrence. C’est justement en cela
que son danger réside, dans sa volonté de former un monopole absolu et indiscuté, un
dogme presque religieux. C’est ainsi que toute déviation des “préceptes
Coca-Cola” est considérée, à l’heure actuelle, comme une dangereuse hérésie
mettant en danger les fondements mêmes de ce que l’on ose aujourd’hui appeler
“liberté”. Nous sommes effectivement “libres” de consommer des
produits ridicules à condition de ne pas cesser de les acheter. Nous sommes
“libres” de penser comme nous voulons tant que nous ne remettons pas en question
l’ordre établi. Nous sommes “libres” d’exalter nos libertés
individuelles tant que nous ne pensons pas à les transposer sur le plan collectif. Nous
sommes “libres” de nos décisions tant que nous ne décidons pas de vivre en
hommes libres, avec tout ce que cela implique, mais savons-nous encore ce que cela
signifie ?

Si on arrive à leur faire croire qu’il leur faut adhérer à la culture
universelle, les hommes s’inférioriseront par rapport à cette culture et en
deviendront dépendants. Les vassalisations culturelles, puis politiques, et enfin
économiques s’ensuivront. Elles ne sont ni rares, ni nouvelles.

Ce qui surprend le plus quand on lit la littérature coloniale du début du siècle et
plus particulièrement de la période qui précède la décolonisation et la seconde
guerre mondiale, c’est le nombre d’analogies et de similitudes entre les
éléments du discours colonial de l’époque et les dispositions auxquelles nous nous
soumettons actuellement au sein de la plupart des démocraties occidentales, à
l’exception notable des états-Unis. Tout d’abord, les objectifs économiques de
la colonisation se doublent presque immédiatement d’objectifs humanitaires et
universels. On vient au secours de populations exploitées et martyrisées. Le
colonisateur délivre le colonisé de l’oppression qui s’exerce sur lui.
Ensuite, le processus de colonisation doit être doux, progressif. On doit donner le temps
à l’indigène de s’habituer. L’assimilation doit être lente et, en aucun
cas, bouleverser des comportements et des traditions établies. Le discours colonial fait
état d’indigènes qui n’ont aucun sentiment national et à qui il importe peu
de changer de maîtres. Il faut noter que la plupart des directives coloniales transitent
presque toujours par des administrateurs locaux originaires de la colonie et connus du
peuple qui les relaient en les expliquant et en les justifiant, jamais imposées de
l’extérieur ou émanant directement des autorités coloniales étrangères. Souvent,
tout porte l’indigène à croire qu’il suit les directives d’une autorité
locale qui relève exclusivement de son peuple. En fait, le colonisateur explique
qu’il cherche à former une association à bénéfices réciproques avec le
colonisé, une sorte de symbiose en vue de la réalisation d’une œuvre commune,
vers une paix et une prospérité durables. Bien entendu, les réalisations demandent des
moyens et le colonisateur s’autoproclame maître d’œuvre. Il apportera son
savoir-faire exclusif, ses méthodes, ses techniciens et ses ingénieurs, se réservant
toutes les parties “nobles”. Les autochtones seront les exécutants. Le discours
colonial insiste énormément sur le besoin de coopération économique, sur
l’interdépendance des peuples pour le bénéfice de tous. En vertu de ce discours,
nos intérêts s’imbriquent les uns dans les autres. Refuser cet état de choses
serait rétrograde, serait typique de petits esprits sans envergure. Embrasser cet état
d’interdépendance est noble et généreux mais aussi rationnel et lucide. Le
discours colonial encourage le libre-échange comme étant la voie à suivre pour
atteindre la prospérité. Tout ce qui le freine est une hérésie, une monstruosité qui
entraîne une régression et la paupérisation. L’expansion internationale, par le
biais des colonies, présente, pour le pays qui la pratique, un ancrage de stabilité en
situation générale d’instabilité économique à l’échelle mondiale. Les
colonies apparaissent alors comme des zones tampons, permettant d’absorber plus
facilement des chocs extérieurs éventuels, sans enrayer la prospérité. La colonie
présente un intérêt nouveau qui est celui de jouer le rôle de consommateur et de
client pour les manufactures de la métropole. “L’élévation du niveau de
vie” de la colonie consiste en fait à développer chez cette dernière des besoins
équivalents à ceux existant déjà en métropole. On suscitera donc chez
l’indigène à la fois le désir d’acheter les produits manufacturés de la
métropole et aussi le désir d’accumuler, par le travail, suffisamment d’argent
pour les acheter. Le discours colonial insiste sur la nécessité de changer les
mentalités et les esprits de façon à amener des changements durables de comportement
tant pour les colonisés que pour les colonisateurs. Le discours colonial, en effet,
justifie l’existence de ce couple par une association à bénéfices
“réciproques”, mais c’est un discours qui se veut raisonnable et
rationnel. Le bien commun est recherché ainsi que le “progrès”. La
“décolonisation” est même envisagée d’où l’impératif de
pérenniser les structures. Qu’importe, en effet, que les autochtones prennent en
main “leur propre destinée” s’ils le font dans l’esprit du
colonisateur, dans le cadre de structures qui auront été prévues à l’avance qui
maintiendront les avantages de ces derniers, même s’ils ne sont plus physiquement
présents ? Les apparences et les étiquettes changeront mais les bénéfices de la
colonisation pour le colonisateur ne changeront pas.

L’intérêt du discours colonial des années trente réside dans les analogies
qu’ils présentent avec le discours néolibéral actuel. En effet, le discours
néolibéral et mondialiste insiste explicitement sur l’interdépendance bénéfique
des nations, affirme que l’indépendance est contre l’intérêt économique des
peuples, condamne ouvertement toute tentative d’émancipation du système comme une
régression, qualifie de raciste toute tentative d’autarcie, rehausse les droits
individuels par rapport aux droits collectifs, souligne le caractère humanitaire des
actions entreprises et dénonce la barbarie des régimes situés hors de sa sphère
d’influence. Le discours néolibéral entreprend, lui aussi, de changer les
mentalités sur le long terme et mélange volontiers l’utopie à toute justification
rationnelle a priori. Il donne l’apparence d’unanimité à travers des
justificatifs qui se situent hors du champ de la critique, falsifie la pensée de ses
détracteurs, mobilise les médias et élimine d’une main preste et vigoureuse toute
dissension, rappelle les injonctions des “experts” qui tiennent lieu de
compétence et de conviction. Tout comme le discours colonial d’avant-guerre, il
brandit les droits de l’homme définis à l’occidentale, habille la coercition
économique de raisons juridiques et techniques et se couvre de la légitimité des
instances internationales. Le discours néolibéral, tout comme le discours colonial,
multiplie les automatismes verbaux, rabaissant ainsi, insensiblement mais sûrement, dans
toute la population, le seuil de la critique et de la révolte ouverte à des contraintes
imposées et à caractère artificiel. Il déguise les mots et s’invente un langage
qui lui est propre. Par le biais de la culture, le néolibéralisme et le mondialisme,
tout comme le colonialisme, veulent imposer un changement des esprits à long terme,
insistent sur la modernité de leurs discours, sur le progrès scientifique, technique et
économique. Tout comme dans le discours colonial, celui à qui le néolibéralisme
s’impose doit finir par adopter les vues de celui qui le lui impose. Il s’agit
de briser la gangue de résistance, qu’elle soit intellectuelle, culturelle ou
linguistique en érigeant en idole et en modèle incontesté le système du pays phare
d’où rayonne la nouvelle religion. La grande culture qui fait la promotion du
néolibéralisme, tout comme celles qui, autrefois, promouvaient le colonialisme, est
infiniment supérieure, infiniment plus efficace et moderne et l’indigène « ne peut
pas passer des ténèbres de sa barbarie séculaire ou des nuages de sa civilisation
ralentie à la grande lumière de cette grande culture moderne néolibérale sans en être
ébloui ! », que ce soit par sa technique, par sa richesse, par sa puissance ou par sa
science…

Celui qui lit la littérature coloniale du début du siècle ne peut s’empêcher
de penser qu’il vit à une époque de remarquable continuité avec cette période de
notre histoire. Il y a eu, certes, un changement de décor et de terminologie. Certains
mots sont devenus tabous mais les objectifs et les méthodes demeurent remarquablement les
mêmes, et la volonté de manipulation s’est armée de nouveaux outils, d’une
presse redoutablement efficace placée sous la houlette d’un petit nombre de croyants
qui remplissent leur mission avec zèle. Partout, les préceptes du système sont
répétées et même ressassées comme des évidences qu’il serait ridicule de
vouloir remettre en question. Partout on détecte cette même volonté à affaiblir le
sens critique pour favoriser l’acceptation passive du nouveau système. Partout, on
chante les louanges de la mondialisation, partout on annonce que les nouvelles réalités
économiques et culturelles sont incontournables et bénéfiques, partout on cherche à
désamorcer la critique, non de manière logique et rationnelle mais par manipulation des
esprits.

Qui plus est, l’Organisation mondiale du commerce (OMC) met désormais les pays membres
dans l’obligation d’accepter tout investissement étranger, de traiter en compagnie
nationale « toute firme étrangère établie sur leur sol dans l’agriculture, les mines,
l’industrie et les services, d’éliminer les droits de douane et quotas d’importation sur
toute marchandise, produits agricoles y compris, et d’abolir les obstacles non douaniers
au commerce tels que la législation sur le travail, la santé et l’environnement qui
risqueraient d’augmenter les coûts de production ». L’OMC ne parle pas encore des
barrières linguistiques mais il devient de plus en plus évident que l’usage de
l’anglais sera, un jour, la condition sine qua non qu’imposera cet organisme à
ses membres pour faire du commerce. Les règles auxquelles un pays doit adhérer pour
être membre de L’OMC précisent que seuls des critères de qualité et de prix
doivent être pris en considération par les gouvernements pour acheter sur les marchés
internationaux ce dont ils ont besoin. Toute autre considération, telle qu’une
préférence naturelle des fournisseurs nationaux, est exclue. Plus que de simples règles
de fonctionnement, il s’agit là d’une véritable tentative d’instituer, au
Sud comme au Nord, aux mondes dits “développé” et
“sous-développé”, un principe transcendantal qui s’oppose désormais à
la logique de proximité et aux responsabilités et obligations sociales, que l’on
présente comme un dogme presque religieux, substituant aux impératifs communautaires de
cohésion, de bien-être et d’emploi un critère financier pris dans son sens le plus
étroit. Il s’agit bien d’instituer dans l’esprit des dirigeants des
critères de gestion qui tendent à leur faire ignorer le contexte où ils sont, à les
dissocier de leurs alliés naturels, à les éloigner de leur espace culturel et à
fragmenter l’espace public dont ils font partie.

Dans sa nature, la guerre s’est modifiée. Dans les pays industrialisés et
économiquement forts, la guerre est devenue furtive, faisant des dégâts au niveau
inconscient en réorientant les attitudes et les comportements au détriment de ceux qui
sont exposés à ses tactiques. Dans le tiers-monde, elle a gardé son visage
traditionnel, se parant de vertus humanitaires pour satisfaire les consciences bien
pensantes et ne pas écorcher les principes gouvernant les actions des citoyens des
nations dites “développées”.

Les vaincus de ce nouveau type de guerre adoptent des comportements, des attitudes et
des raisonnements à partir de critères que leur communauté n’a pas élaborés et
auxquels ils n’auraient pas aboutis s’ils avaient gardé leur indépendance d’esprit.
Comme dans toute colonisation, c’est d’abord les esprits qu’il faut modifier.
L’élimination des effets physiques de la colonisation constitue le dernier stade de la
décolonisation qui doit se faire surtout au niveau mental. L’indépendance
économique et politique dépend de notre indépendance mentale et tant que cette
dernière n’aura pas été recouvrée, il est peu probable que l’intransigeance
et l’arrogance du monde anglo-saxon vis-à-vis du reste du monde soient remises en
question. Un fort sentiment d’identité et une adhésion massive à des valeurs communes
servent de garde-fous à des politicards relativement ordinaires, voire médiocres, qui
arrivent ainsi à prendre des bonnes décisions ayant un impact immédiat sur leur
communauté. La perte d’identité et l’antinationisme font de nos politiciens non
seulement des êtres ordinaires mais aussi des êtres qui ne sont plus vraiment utiles
socialement parlant.
L’individu tire sa force du groupe. Si on nie son appartenance au groupe, à sa culture
qui s’exprime à travers sa langue, l’individu n’est plus rien et ne sait plus
s’orienter au sein d’une société qui ne peut aller nulle part. Il redevient
insignifiant, affirme le sociologue Todd dans son dernier livre. Pour lui, la meilleure
recette de mondialisation réussie passe, pour chacun d’entre nous, par une
réadhésion aux valeurs de notre propre société et par un réancrage dans nos cultures
respectives, ce qui nous permettrait de collaborer intelligemment les uns avec les autres
tout en restant ouvert sur le monde extérieur. Qu’avons-nous à craindre, en effet, si
nous savons exactement ce que nous sommes, par rapport aux autres, et où nous voulons
aller ? L’individu ancré dans sa langue et sa culture, soudé à son groupe sera
automatiquement immunisé contre les tentatives de manipulations propres à la guerre de
velours. Les croyances, qu’elles soient collectives ou individuelles filtrent
l’expérience, conditionnent les visions des réalités, et modifient les choix des
techniques à déployer, mais les nouvelles techniques changent aussi les croyances autant
qu’elles offrent de nouveaux choix. Ce sont les croyances collectives, plus que les
réalités auxquelles nous faisons face, qui détermineront si nous serons esclaves ou
maîtres, citoyens responsables d’une démocratie éclairée ou simples sujets dans
une dictature ayant éventuellement les apparences de démocratie. Ce sont elles qui
créeront ou annihileront notre désir de participation à la vie sociale et qui nous
feront, soit accepter, soit refuser nos conditions de vie en nous incitant à les
réajuster ultérieurement. Voilà pourquoi cette nouvelle guerre, qui s’attaque à
notre psychisme, est bien plus dangereuse que la guerre traditionnelle malgré ses morts,
ses blessés et ses destructions physiques qui font généralement payer au vainqueur un
prix souvent aussi élevé qu’au vaincu. Le vaincu de cette « guerre de velours »
est vaincu en esprit, c’est-à-dire totalement alors que le vaincu de la guerre
traditionnelle peut souvent songer, dès sa défaite, à sa future revanche. La guerre
physique est le point d’orgue de l’alternance, mais la gangue mentale
scientifiquement construite et entretenue par la guerre de velours détruit les capacités
de défense de l’individu. A long terme, la pleine prise de conscience des effets de
cette dernière en fait une effroyable perspective.

Dans la Grèce antique, Thucydide savait où se trouvait la force de la cité : « La
force de la cité n’est pas dans ses vaisseaux, ni dans ses remparts, mais dans le
caractère de ses citoyens et dans celui de ses stratèges qu’ils ont su se donner en
toute liberté ». La force n’est ni dans la technique, ni dans la richesse qui ne
sont que des moyens. Or, de nos jours, ces moyens sont considérés comme des fins, erreur
qui entraîne de nombreuses confusions et de tragiques erreurs. En leur temps, les Romains
étendirent leur empire par la conquête sans jamais posséder de techniques militaires
supérieures à celles de leurs ennemis. Leur organisation sociale permit la construction
d’infrastructures qui existent encore aujourd’hui. Le Romain moyen bénéficiait
d’un niveau de vie qui ne réapparut qu’au XVIIIe siècle après le démarrage
de l’ère industrielle et, pourtant, le taux de découvertes scientifiques et de
trouvailles techniques au Moyen Age dépassait largement celui de l’époque romaine.
Mais les techniques, aussi efficaces soient elles, ne sont pas un substitut à
l’organisation et la volonté collective. Les Chinois mirent au point des techniques
qui leur auraient permis de déclencher leur révolution industrielle huit siècles avant
l’Occident ! Ils inventèrent les hauts fourneaux, la poudre et les canons pour la
conquête militaire, la boussole et l’imprimerie bien avant que cette dernière ne
soit redécouverte par Gutemberg, les ponts suspendus, la porcelaine, les machines à
semer et bien d’autres choses qui auraient pu leur donner un avantage décisif sur
les autres peuples, mais la Chine n’avait pas l’idéologie permettant
l’exploitation à grande échelle de ces découvertes. Si le matériel militaire est
une condition nécessaire pour gagner la guerre traditionnelle, il n’est en aucun cas
suffisant. Acquérir technique et matériel n’est qu’une question de volonté
politique. De nombreux pays du tiers-monde ont acquis ces dernières années les moyens de
fabriquer des bombes atomiques, des fusées balistiques, des missiles et des avions de
combat très efficaces. La Chine travaille sur un système de détection des avions
furtifs, lui-même indétectable, et nettement plus avancé que tout ce qui se fait en
Occident dans ce domaine, qui est basé sur l’analyse des perturbations
électromagnétiques faibles engendrées par les turbulences gazeuses créées par leur
vol…

De plus, le système que nous vivons actuellement n’est pas compatible avec
l’idée démocratique. De plus en plus de décisions qui nous affectent directement
sont prises en dehors des enceintes démocratiques, mais le système actuel veut nous
faire croire le contraire. Les attitudes et les arguments des discours demeurent souvent
en place longtemps après qu’ils aient cessé de refléter la réalité. Des
techniques de plus en plus subtiles sont utilisées pour masquer cette réalité. Si les
sociétés antiques acceptaient l’esclavage et un partage inégal des richesses,
l’idéal démocratique s’accommode mal des disparités de richesses, de moyens
et de pouvoirs, d’autant plus que ces dernières sont en relation disproportionnée
avec les talents qui les engendrent. Un faible avantage peut, par effet de levier, être
démultiplié des centaines de fois en richesse et pouvoir. Mais aucune société, aucun
système basé exclusivement sur le profit individuel n’a pu survivre à long terme.
La transition qui va de la Rome impériale au Moyen Age vit une désagrégation complète
du secteur public en faveur du secteur privé. Nous risquons nous aussi d’être à
l’aube d’un nouveau Moyen Age, d’une période de fantastique régression.
Si le problème que pose aujourd’hui « l’exception culturelle » peut nous en
faire prendre conscience, alors, le concept en demeure utile.

Charles Durand
Charles.Durand@utbm.fr

(26 octobre 2000)


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