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LES ACADIENS ET LEUR LANGUE

LES ACADIENS ET LEUR LANGUE
Quand le français devient minoritaire…

BIEN que depuis plusieurs décennies les mots de la francophonie entrent dans nos
dictionnaires usuels et que les mots utilisés en divers points du monde d’expression
française inspirent les lexicographes en herbe ou accomplis, les acadianismes restent
largement méconnus hors Acadie, et singulièrement en France. Les Actes du colloque
" les Acadiens et leur(s) langue(s) ", organisé par l’université de Moncton
(Nouveau-Brunswick), viennent opportunément, sinon combler cette lacune, du moins lever
un coin du voile.

On comprend en effet à la lecture des vingt articles de bonne facture qui composent
ces Actes que d’infinies précautions sont nécessaires pour recenser les métamorphoses
des mots voyageurs de la langue française au fil des siècles, tout comme les emprunts
aux langues amérindiennes ou à la langue anglaise ou encore les habitudes grammaticales
des habitants du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Ecosse. On pense par exemple à la
conjonction de subordination si que en français acadien du nord-est du Nouveau-Brunswick,
qu’un certain nombre de locuteurs utilisent à la place du simple si pour indiquer leur
allégeance aux valeurs de la communauté à laquelle ils appartiennent.

Nous sommes bien en présence de communautés francophones doublement minorisées, par
rapport au français standard et par rapport au monde anglophone environnant, où la
loyauté à la communauté joue un rôle décisif. C’est bien cette loyauté qui explique
pourquoi l’anglicisation individuelle des francophones du Nouveau-Brunswick baisse depuis
les années quatre-vingt, sans toutefois parvenir à enrayer jusqu’à présent le déclin
démographique des francophones de la province.

C’est donc bien de précautions méthodologiques, sémantiques, géolinguistiques,
historiques, qu’il est question dans ce volume, tant les situations sont complexes et les
étiquettes trompeuses. Ce qui est considéré comme un archaïsme en France peut être un
mot de tous les jours en Acadie : de soir, asteur, charcois, trois mots qui ne sont
d’ailleurs pas ressentis comme vieux en Poitou-Saintonge et dans le Berry où ils restent
d’usage courant, apprend-on dans les Actes. D’autres acadianismes, égail, bouillard,
dorne, écrapoutir, migaillère, avaient cours dans l’ouest de la France dès le XVIe
siècle mais étaient ignorés à Paris. Ce sont donc des archaïsmes du
poitevin-saintongeais et non des archaïsmes du français à proprement parler.

Nombre de mots ne sont d’ailleurs pas des régionalismes. L’adjectif cani au sens de
" moisi ", qui s’est implanté dans l’est du Québec et en Acadie
(Nouveau-Brunswick et Nouvelle-écosse), a été relevé dans le nord et le nord-ouest de
la France, régions qui ont peu influencé la formation du lexique acadien, mais aussi
dans le vocabulaire maritime, d’après les relevés de certains dictionnaires depuis le
XVIIIe siècle, ce qui corroborerait la thèse selon laquelle cet adjectif était
largement répandu sur le territoire de la France à l’époque de la colonisation.

Certains usages révèlent l’hétérogénéité des espaces francophones acadiens,
d’autres relèvent plus largement du français d’Amérique du Nord. Ainsi en est-il
d’aboiteau, " digue dressée en bordure de la mer ou d’une rivière soumise aux
variations du niveau de ses eaux, par le moyen d’une vanne à clapets, permet d’assécher
les terres marécageuses du littoral en vue de les rendre propres à la culture ". Ce
terme est relevé dans le Dictionnaire du français québécois de 1985 (d’où nous tirons
cette définition) et est connu dans certaines régions du Québec et en Louisiane.

On imagine aisément à lire ces Actes que les correspondances établies à ce jour
entre mots et aires de diffusion des mots sont imparfaites et que ce qui est vrai des
acadianismes pourrait bien l’être de l’ensemble des mots de la langue française,
recensés ou non à ce jour. Des exemples tirés du français acadien de la Louisiane, du
franco-américain des états du nord-est des états-Unis ou encore du français d’Afrique
tendent à le montrer.

Les usages acadiens nous renvoient ainsi l’image d’une francophonie à l’échelle
mondiale, relativement peu et mal défrichée sous son jour linguistique en dépit des
instruments lexicographiques, syntaxiques et phonétiques dont elle dispose, et qui
réserve au linguiste tout comme au néophyte les joies quasiment intactes de la
découverte.

Marie-Josée de SAINT ROBERT
(Ce texte est publié sur le site de l’ASSELAF http://www.micronet.fr/~languefr/asselaf/
)

Actes du colloque organisé par le Centre de recherche en linguistique appliquée de
l’université de Moncton et tenu du 19 au 21 août 1994, sous la direction de Lise Dubois
et Annette Boudreau, 2e édition revue et corrigée. Les éditions d’Acadie, Moncton
(Nouveau-Brunswick). 324 pages.


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