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L’EMBARRASSANT PANACHE DES QUÉBÉCOIS

L’EMBARRASSANT PANACHE DES QUéBéCOIS

(Cet article a été rédigé avant la visite du
Premier ministre québécois en France.)

éditorial de Jean Daniel
Nouvel Observateur
25 septembre 1997

Tandis que partout notre langue recule devant
l’anglais, 7 millions de Québécois, qui jadis ne représentaient qu’une
ancienne France, ont décidé de concilier la pratique du français avec la modernité.

Les référendums en écosse et au pays de Galles
ont pour objectif inavoué et légitime d’éviter un nouveau problème irlandais au
Royaume-Uni. Tout comme l’audacieuse auronomie catalane a servi à délégitimer les
excès des aspirations basques. Je pourrais allonger la liste des convulsions
microethniques ou macroculturelles en terminant par les tragédies kurde, bosniaque ou
palestinienne. Bref, depuis la chute du mur de Berlin, les empires reculent, les nations
avancent, et ce débat de notre fin de siècle n’est nulle part vécu avec autant de
passion qu’au Québec. Un état pour deux nations? Une nation pour deux peuples? Air
connu au Proche-Orient. Le miracle ici est qu’il est vécu dans la non-violence. Si
les Québécois ont tort, c’est sans agressivité. S’ils ont raison, c’est
dans la bonne humeur.

Je me suis senti à l’aise parmi eux. Personne
ne m’a demandé ici de renier le Canada anglais ni de devenir membre d’honneur
du Parti québécois, moins encore de parler joual. On ne m’a même pas demandé de
préférer le francophone Michel Tremblay à l’anglophone Mordecai Richler, deux
grands romanciers dont aucun n’est tendre pour la province de l’autre. Il y a
sans doute mille situations conflictuelles qui réclament une lente exploration. Mais si
je veux parler dès aujourd’hui de ce séjour et de ce que j’y ai appris,
c’est parce que le Premier ministre québécois, M. Bouchard, arrive à Paris cette
semaine, pour un «voyage de travail», accompagné de M. Simard, ministre des Relations
extérieures, et de Louise Beaudoin, très connue des Français pour avoir été longtemps
déléguée générale du Québec à Paris et qui est aujourd’hui ministre de la
Culture.

Ils seront reçus à l’élysée et, je
l’espère, à Matignon. Je souhaite qu’ils soient accueillis comme ils savent
accueillir: sans protocole, sans rites formels, mais avec cette cordialité joviale, cette
simplicité démocratique et directe, cette disponibilité curieuse de l’autre qui
font le secret de leur hospitalité. Il ne manque pas chez nous de hauts responsables pour
les connaître et les aimer. Mais il me semble que l’on commet encore à leur égard
deux erreurs. L’une consiste à dire que ce sont des Français «truculents» par
leur accent et embarassants par leur fidélité. L’autre revient à dire que le
Québec n’est jamais peuplé que de 7 millions d’Américains qui parlent le
français. Il est vrai qu’ils ont recréé un français riche, nouveau, comme
l’Algérien Yacine Kateb ou le Martiniquais Patrick Chamoiseau l’ont fait chacun
à sa manière. C’est un français à eux, qui leur appartient presque plus
qu’à nous et qui enivre le nôtre: euphorique jusqu’à l’ivresse. Mais les
Québécois sont des citoyens de grands espaces (leur pays est trois fois plus grand que
la France), dont la vie est rythmée de rudes saisons: ils ont l’opiniâtreté des
anciens trappeurs. Ce ne sont pas des Français.

Sont-ce pour autant des Américains? Certes non! Le
verre d’eau glacée que l’on sert dès l’arrivée dans les restaurants aux
lumières tamisées, le café-tisane, le goût pour le base-ball et le football
américain, la manie de couper un film de télévision par cinq ou six flashs de pub, la
priorité donnée aux infos du continent américain, tout cela et bien d’autres
choses, y compris l’esprit factuel et le bongarçonnisme, pourraient donner parfois
le change. Mais le fait est que cette américanisation de surface ne résiste pas à une
familiarité avec la vie et les moeurs québécoises.

On aime ici la bonne chère, les chansons du
terroir, les veillées dans les cafés littéraires. On consomme moins de «chiens chauds
» (hot dogs) et de «téléromans» (soap operas) qu’à Paris, et on y va plus
rarement dans des «couettes et cafés» (bed and breakfast). On parle de tous les vins,
et le catholicisme, pour n’être plus pratiqué, imprègne les souvenirs
d’enfance et l’inconscient des collectivités. Les Québécois sont plus
qu’une communauté: ils sont un peuple. Mais ils ne sont pas encore une nation. Ceux
qui veulent en former une, de nation, sont minoritaires de très peu: 49,5 %. Ils
m’ont souvent irrité avec leur patriotisme linguistique obsessionnel et surtout
exclusif. Mais on sait combien de valeurs fondamentales peut véhiculer une langue, et
c’est une chance pour nous que ce soit le français.

Ce qui finit vraiment par m’en imposer,
c’est la continuité séculaire de la résistance linquistique de ces anciens
immigrants colonisés par des Britanniques apatrides qui voulaient se libérer de la reine
d’Angleterre. Dans ces chansons, Céline Dion exprime indirectement mais
merveilleusement cette idée que l’on ne pourra avoir raison de cette singularité.
Ils ne veulent annexer aucun territoire, gouverner aucune population. Ils sont
démocrates. Ils sont pacifistes. Ils veulent être eux-mêmes. Et ils posent des
problèmes à tout le monde. En attendant, ils chantent.

Les Québécois embarrassent tout le monde parce
qu’ils ne sont plus les mêmes et on ne s’en est pas aperçu. En France, nous
nous sommes bien rendu compte qu’ils avaient (en proportion, bien sûr!) plus
d’excellents conteurs, romanciers, chanteurs, dramaturges, etc., que nous. Nous
savons qu’ils ne sont plus ni grenouilles de bénitier, ni cléricaux, ni
antiféministes, ni conservateurs, et qu’en un mot cette maudite Maria Chapdelaine
est aussi peu leur ancêtre que ne le sont pour nous les personnages de Paul Féval ou des
«Deux Orphelines». Tout cela appartient à la préhistoire, sans doute mais si je le
rappelle, c’est que beaucoup des problèmes d’aujourd’hui ne peuvent être
compris que si l’on en recherche l’origine dans un passé d’avant 1960 –
d’avant ce que l’on appelle ici «la révolution tranquille».

Il est vrai que la résistance aux Anglais et aux
Canadiens anglophones s’est faite au nom du catholicisme (contre les anglicans), au
nom du français (contre les anglophones), au nom de l’agriculture (contre la
révolution industrielle). Cette résistance aurait très bien pu être celle d’un
Pétain antiallemend. Pour atténuer la connotation péjorative de cette comparaison,
j’oserai rappeler qu’Israël, comme les états arabo-musulmans et comme
l’église polonaise, a adopté comme valeurs de résistance et d’affirmation la
religion, la langue, le territoire. Mais tout cela est archi-oublié, archi-terminé. Les
Québécois, selon lord Durham, gouverneur britannique chargé de faire un fameux rapport
au gouvernement de Sa Majesté, incarnaient parfaitement la France de l’Ancien
Régime. Lord Durham le disait d’ailleurs avec de la sympathie, presque du respect,
tout en leur refusant «une histoire, une littérature » – donc un avenir politique.
C’était en 1839.

Qu’est-il donc arrivé de si nouveau à nos
Québécois? Ils ont perdu leur catholicisme militant; ils ont laïcisé leur société;
ils sont devenus en partie industriels et commerçants; ils font moins d’enfants; ils
sont économiquement aussi développés que les Anglais; bref, les convergences entre les
deux Canadas n’ont jamais été si grandes. Mais voilà, comme l’a noté
Tocqueville, très cité dans les universités de ce pays, c’est au moment des plus
grandes convergences que se réveillent les rivalités nationales.

Sur quoi portent-elles? Je vais essayer de faire
simple. Le Canada a été fondé par deux peuples, celui du Québec et celui de
l’Ontario, les Français et les Anglais. Ils auraient pu constituer un duopole. Ce ne
fut pas le choix des dominateurs anglophones. Aujourd’hui, tout est mille fois plus
difficile. 1) Il y a dix provinces et non plus seulement deux. 2) Il y a des patriotes
québécois qui ne veulent pas se séparer de la Fédération canadienne (35 % et plus).
3) Sans les ressources québécoises, le Canada implose. 4) Les passions se sont
d’autant plus exacerbées qu’elles déchirent des personnalités québécoises
dont certaines occupent des postes essentiels dans le gouvernement fédéral. Rappelons
que depuis une vingtaine d’années tous les Premiers ministres, à l’exception
d’un seul, ont été des Québécois. D’un autre côté, certains cercles
activistes anglophones se sont livrés à des campagnes déchaînées (répercutées aux
états-Unis), allant jusqu’à accuser d’antisémitisme l’administration
québécoise, ce qui est proprement scandaleux. 5) Enfin, la percée économique
québécoise dans de nombreux pays latino-américains et africains suscite une furieuse
réaction des milieux patronaux de l’Ontario, qui sont partisans, comme
d’ailleurs le patronat québécois, du nouveau fédéralisme élargi que préconisent
depuis Ottawa, contre les sécessionnistes, les héritiers du grand Pierre Trudeau.

La France ne veut pas prendre parti. Chirac ne
lancerait sans doute pas un «Vive le Québec libre! », comme de Gaulle en 1967. Mais ce
peuple existe, il est vivant, encore une fois il est démocrate et non-violent, il parle
notre langue et veut continuer à le faire. Il y a mille façons concrètes et urgentes de
l’aider sans accélérer le processus d’implosion supposé de l’ancien et
glorieux Canada. Il faut les explorer. J’y reviendrai.


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