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LE RÉAMENAGEMENT LINGUISTIQUE DU GOUVERNEMENT BOUCHARD

LE RéAMENAGEMENT LINGUISTIQUE

DU

GOUVERNEMENT BOUCHARD

par

JEAN-LOUIS BOURQUE

Février 1997


LE FRANçAIS AU QUéBEC: UNE PRéOCCUPATION CONSTANTE

Plusieurs seront surpris sinon lassés de voir revenir sur le tapis l’éternelle question linguistique. Après les lois 63, 22, 101, 57, 58,142, 178, 86, voici le projet de Loi 40, présenté à l’Assemblée Nationale du Québec par la Ministre Louise Beaudoin.

Même si plusieurs éditiorialistes de la presse francophone considèrent que la Loi 101 n’a plus sa raison d’être, il faudrait être aveugle pour ne pas constater la pression énorme des facteurs démographiques, économiques et culturels sur la santé de notre langue.

Les transferts linguistiques, les tendances de l’assimilation vers l’anglais, la domination du monde des affaires qui impose sa langue, des traces de colonialisme qui génèrent une mauvaise perception du français québécois sont tous des facteurs qui conduisent à une détérioration lente et progressive de notre langue, de sa qualité comme de son statut réel.

La langue française a toujours été et demeure au coeur de l’identité québécoise. Elle constitue notre héritage le plus précieux qu’il faut d’autant plus protéger et promouvoir que le contexte mondial généralise la concurrence entre l’anglais et les autres langues nationales.

La promotion du français exige d’autant plus de vigilance que notre situation de minoritaire en Amérique du Nord est un fait permanent. Quatre-vingt-dix-huit pour cent du continent nord-américain s’exprime et "fait des affaires" en anglais. Toute négligence prolongée dans le domaine de la langue deviendrait suicidaire. C’est être lucide que de veiller à soutenir vigoureusement, tant individuellement que collectivement, l’oeuvre de francisation amorcée avec force en 1977.

Adoptée le 26 août 1977, la loi 101 consacrait essentiellement le français comme seule langue officielle de l’Etat du Québec, langue commune de toute la société québécoise, la langue normale et habituelle du travail, de l’enseignement, des communications, du commerce et des affaires. Tout en respectant les droits historiques de la minorité anglophone, elle assurait le droit de vivre et de travailler en français, partout au Québec.

Pour lutter contre un bilinguisme dévastateur, elle amorçait la francisation des entreprises et des immigrants, et prenait les mesures nécessaires pour redonner un visage français au Québec, en particulier par l’affichage. En proclamant sans équivoque le français comme langue officielle, elle voulait instaurer une véritable paix linguistique basée sur une juste relation entre les deux langues à l’échelle du Canada.

Vingt ans après, faire du français la langue officielle et commune des Québécois reste une fonction aussi essentielle et quotidienne que respirer, se nourrir, se vêtir et s’abriter. C’est assurer notre place spécifique dans le concert des nations, dans le dialogue des peuples et des cultures.

DE LOI EN LOI, UN PARCOURS DIFFICILE

Depuis lors, cette loi à laquelle on donnait la force d’une "Charte" à caractère "constitutionnel" s’est vue attaquée de toutes parts, lourdement invalidée et sérieusement affaiblie par le gouvernement fédéral et par les tribunaux, au moins dans six des huit chapitres fixant le statut du français au Québec. L’unilinguisme officiel du Québec "dérange" nos compatriotes anglophones qui voudraient le voir céder la place à un bilinguisme asymétrique.

En décembre 1979, c’est la langue de la législation et de la justice qui écope. En avril 1982, la langue de l’enseignement se voit imposer la "clause Canada" (Article 23 de l’A.A.N.B.), et, le 15 avril 1983, la langue des organismes publics passe à la moulinette.

En avril 1986, la loi 142 introduit dans le secteur de la santé et des services sociaux l’obligation de donner des services en anglais "à toute personne désireuse d’être servie en anglais".

Le 15 décembre 1988, la Cour suprême du Canada détermine que l’exclusivité de l’affichage public et commercial en français n’est pas raisonnable, pas plus que l’utilisation du seul français dans les raisons sociales des entreprises.

En décembre 1993, le gouvernement libéral de Robert Bourassa adopte la loi 86 qui introduit des modifications considérables à la Charte dans le domaine de l’affichage commercial, de l’accès à l’école anglaise, du statut bilingue de certaines municipalités et d’autres organismes, de la signalisation routière et de la francisation des entreprises.

Il est clair que l’aménagement des droits linguistiques au Québec, dans le cadre contraignant du fédéralisme canadien et dans le respect des Chartes des droits et libertés de la personne, c’est vraiment la quadrature du cercle. De loi en loi il faut évoluer sur un parcours semé d’embûches tout en tenant compte du développement phénoménal des nouvelles technologies de communication qu’il faut encadrer rapidement et intelligemment.

UN GLISSEMENT VERS LE BILINGUISME

La loi 86, conçue par le ministre Claude Ryan, demeure à ce jour la modification la plus importante apportée à la loi 101 dont elle modifie 84 des 214 articles. De façon indirecte, elle intègre à la loi québécoise certaines dispositions de la constitution canadienne de 1982, adoptée sans le consentement de l’Assemblée Nationale du Québec.

Ainsi, sous le prétexte de favoriser l’apprentissage de la langue seconde, on peut désormais enseigner (dans des classes d’immersion ou des classes d’échanges entre les écoles) toutes les matières scolaires en anglais si on le désire.

L’admission à l’école anglaise (déjà régie depuis juillet 1984 par la "Clause Canada" qui permettait l’accès à l’école anglaise aux enfants des parents qui ont reçu leur instruction primaire en anglais au Canada, et non plus seulement au Québec) devient encore plus accessible : il suffit désormais à un anglophone d’avoir inscrit l’un de ses enfants à l’école anglaise dans une autre province pour que tous les autres acquièrent le droit de recevoir leur enseignement en anglais à l’école publique du Québec.

Les professionnels venus de l’extérieur pour travailler temporairement au Québec, peuvent obtenir une prolongation de leur permis de ne pas envoyer leurs enfants à l’école française au-delà des six ans de séjour préalablement autorisés.

Fort de sa loi sur les langues officielles, de sa loi sur le multiculturalisme et de son pouvoir de dépenser, le gouvernement fédéral réussit peu à peu à s’introduire dans le domaine de l’éducation, une compétence pourtant exclusive du Québec.

De par la loi 86, tout le processus législatif doit désormais être bilingue, les établissements municipaux, scolaires et de santé peuvent devenir bilingues, les communications des organismes gouvernementaux ou para-gouvernementaux peuvent être bilingues de même que les raisons sociales, la publicité commerciale et l’affichage public avec toutefois une prédominance obligatoire du français, dans la proportion de deux tiers / un tiers, en ce qui a trait au nombre et au format des affiches.

La loi 86 s’attaque aussi aux organismes de la Charte de la langue française, notamment au Conseil de la langue française (CLF) et à l’Office de la langue française (OLF) en les dépouillant de leurs pouvoirs règlementaires (Art. 188, d. et 152) qu’elle confie exclusivement au Conseil des Ministres.

Elle abolit carrément la Commission de protection de la langue française (CPLF), ( Art. 157-184), pour satisfaire un certain lobby anglophone qui a tout fait pour discréditer cet organisme. L’Office de la langue française (OLF) hérite du mandat de la CPLF, mais les ressources financières et humaines, et donc l’efficacité de ses pouvoirs d’enquête, sont considérablement réduites.

La loi 86 limite donc la liberté d’action et l’indépendance des organismes chargés de défendre et de promouvoir la langue française. En élargissant la marge de manoeuvre du Conseil des Ministres, elle "politise" l’application de ce qui reste de la loi 101 et restreint l’autonomie nécessaire à ces organismes.

LE QUéBEC à CHEVAL SUR DEUX LANGUES

Au Québec on aimerait bien pouvoir dire que "c’est en français que ça se passe", mais la réalité nord-américaine nous rattrappe quotidiennement puisque la langue du commerce, des affaires et des communications, c’est de plus en plus souvent l’anglais. Travailler et vivre en français à Montréal, en Estrie ou dans l’Outaouais pourrait rapidement devenir problématique.

Sans la loi 101, Montréal serait aujourd’hui une ville anglophone, peut être pas aussi anglophone que Toronto, mais sûrement pas plus francophone que Moncton ou Ottawa. Avec la Loi 101, Montréal devait devenir "aussi francophone que Toronto est anglophone", selon l’expression du Vice-Premier ministre, Bernard Landry.

Or, à Montréal, deuxième ville francophone du monde, dans la majorité des entreprises, les logiciels, traitements de texte et chiffriers sont pratiquement tous en anglais de même que les textes dactylographiés, notes de services, etc.. Les montréalais sont maintenant persuadés que le paysage linguistique est instable, que le français recule chez eux. C’est l’une des grandes conclusions du Rapport interministériel "Le Français langue commune : enjeu de la société québécoise" sur le bilan de la langue au Québec, 20 ans après la loi 101.

Le démographe Marc Termotte, prévoit que les francophones seront minoritaires sur l’île de Montréal entre 2006 et 2011, tout simplement parce que le nombre de personnes parlant le français à la maison passera sous la barre des 50%. Le français en tant que langue d’usage est en baisse constante. Alors qu’ils représentaient 70,5% de la population en 1991, les francophones ne représentent plus que 69,7% en 1997.

Le visage français de Montréal s’amenuise de nouveau. Les dispostions législatives sur l’affichage, les raisons sociales et l’étiquetage des biens de consommation ne sont pas suffisamment respectées. Quarante-deux pour cent des affiches commerciales sont encore en infraction et, tout récemment, l’affichage unilingue anglais réapparaissait dans trois grands centres commerciaux de la région. De plus, vingt-deux pour cent des entreprises de 50 employés et plus ne détiennent pas encore leur certificat de francisation. Les allophones, même s’ils fréquentent l’école française au primaire et au secondaire biffurquent vers l’école anglaise au niveau collégial et universitaire.

La Loi 86 semble fournir le prétexte d’un retour au libre choix linguistique. Il est important de faire savoir à tous que telle n’est pas la loi et que la main tendue mérite d’être respectée. Il suffit que quelques uns s’arrogent le droit d’afficher en anglais seulement pour que d’autres pensent que c’est permis.

Le français s’essoufle, battu en brèche par les médias (radio, télévision, journaux, cinéma, disques, casettes), la publicité sous toutes ses formes, par les nouvelles technologies de l’information.

On a donc raison de s’inquiéter. On doit se rendre compte que le message que l’on envoie à la communauté internationale et aux Néo-Québécois est ambigü. Comme l’expliquait René Lévesque à Alliance Québec en l982 :

"A sa manière, chaque affiche bilingue dit à l’immigrant : il y a deux langues ici, le français et l’anglais, on choisit celle que l’on veut. Elle dit à l’anglophone : pas besoin d’apprendre le français, tout est traduit".

Aussi ne faut-il pas s’étonner que la loi 86 ait suscité autant de réprobation au sein du Parti Québécois. Dans son dernier programme officiel "Des idées pour mon pays" (1994), le PQ s’engageait à l’abolir parce qu’elle refait du Québec une société "bilingue".

L’actuel Premier Ministre, Lucien Bouchard, le Docteur Laurin et le Ministre Sylvain Simard, pour ne nommer que ceux-là, l’ont tour à tour dénoncée dès 1993. Lucien Bouchard a même soutenu qu’avoir recours à la clause nonobstant aurait été "juste" et "légitime". Les syndicats, le Mouvement national des Québécois, la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal, l’Union des artistes, l’Union des Ecrivains québécois, le Mouvement Québec Français sont également montés aux barricades pour faire savoir leur opposition, mais ce fut peine perdue, le gouvernement libéral avait déjà fait son lit.

MAINTENIR LA LOI 86 : UN PARADOXE

Qu’est-ce qui a donc tant changé pour que l’on défende aujourd’hui ce que l’on brûlait hier ? Face à ce glissement vers une forme limitée de bilinguisme institutionnel, pourquoi le gouvernement de Lucien Bouchard préfère-t-il amender la loi 86 plutôt que procéder tout simplement à son abolition ?

Depuis le départ de Jacques Parizeau, les stratégies gouvernementales se sont modifiées. Un premier bilan sort hâtivement en janvier 1996 : "La situation de la langue française au Québec" présenté par Josée Legault et Michel Plourde au Comité interministériel créé le 7 septembre 1995 pour analyser la situation de la langue française, 20 ans après la loi 101.

D’abord jugé "correct", "conforme à la réalité" et d’un "ton modéré", ce document a toutefois amené le gouvernement à revoir de fond en comble sa stratégie linguistique.

Revenant sur sa réaction première, le Comité prétexte des lacunes, des erreurs, des propos "trop militants" voire même trop compromettants pour certains ministères, pour reprendre le Rapport à son compte et produire le "vrai" bilan, plus réaliste, moins alarmiste, et moins dérangeant pour plusieurs.

Ce rapport définitif, assez impressionnant, truffé de tableaux, de statistiques et de graphiques, dirigé cette fois par les présidents l’OLF et du CLF, respectivement Madame Nicole René et Monsieur Marcel Masse, s’intitule : "Le français, langue commune : enjeu de la société québécoise", (mars 1996).

Faisant le point sur la situation linguistique du Québec depuis vingt ans, il conclut d’une part que la Charte de la langue française a permis de faire des progrès considérables dans la francisation des entreprises, la disparition des disparités salariales reliées à la langue des travailleurs, l’affichage public et la fréquentation de l’école française. L’usage du français s’est accru chez les travailleurs et dans les entreprises, dans les commerces et les services ainsi que dans l’affichage à Montréal.

D’autre part, même si le français progresse, il est encore loin d’être devenu la "langue commune". Beaucoup reste encore à faire puisque des noyaux durs de résistance nuisent encore à l’évolution de la francisation des entreprises, que la sélections et l’intégration d’immigrants "francophonisables" se fait difficilement et que l’affichage, l’étiquetage des biens de consommation et la protection du consommateur francophone, laissent souvent à désirer. Finalement, la francisation des nouvelles technologies de l’information et des communications, la qualité de l’enseignement du français et la promotion de son statut laissent grandement à désirer.

Malgré tout cela, une chose demeure et c’est la volonté politique du gouvernement de faire du français la "langue commune" du Québec en mettant tout le monde à contribution, non seulement le gouvernement et l’administration publique mais aussi les individus et les institutions.

Coincé entre les faucons et les colombes, les tenants de l’unilinguisme intégral, et les modérés qui cherchent des accomodements, entre le bâton de la rigueur et la carotte du compromis, le Gouvernement Bouchard opte pour la "réal politique", la politique du possible, la politique de la main tendue, de la diplomatie et de la modération.

En juin 1996, s’appuyant sur le Rapport interministériel, la Ministre Louise Beaudoin, publie une propositon de politique linguistique intitulée "Le français langue commune : promouvoir l’usage et la qualité du français, langue officielle et langue commune du Québec", le fondement du projet de Loi 40. Elle y annonce tout un train de mesures autant législatives qu’incitatives pour améliorer la situation.

En août, le Gouvernement tient une Commission parlementaire à ce sujet. Il y entend de nombreux groupes et individus, syndicats, patronat, corporations professionnelles, entreprises, spécialistes de tous ordres et de toutes tendances; il analyse des dizaines de mémoires …

La majorité des mémoires est favorable au rétablissement de la Commission de protection de la langue française (CPLF) : certains préconisent un retour drastique à l’intégrité de la Loi 101, d’autres souhaitent le maintien de la loi 86 mais avec des amendements importants. C’est ce que souhaite le Conseil de la langue française (CLF) dans son mémoire.

Quelques organismes s’opposent à la proposition gouvernementale. Ce sont les adversaires acharnés de toute législation linguistique et plus particulièrement de la Loi 101 ou certains milieux d’affaires, pour lesquels le slogan "la langue et les emplois" devient "la langue ou les emplois".

Après avoir largement étudié et consulté, le Gouvernement tire la ligne, une ligne modérée, faite d’ouverture, de patience et de tolérance, qui rejoint à plusieurs égards celle de l’opinion publique.

Autrement dit, le désir du gouvernement Bouchard de se rapprocher de la communauté anglophone et des minorités ethniques et culturelles (discours au Théâtre Centaur, rencontre avec la Communauté juive, etc.), le pousse à lâcher du lest pour apaiser les tensions, satisfaire le monde des affaires et les milieux financiers, afin de se donner de meilleures chances d’atteindre l’objectif du déficit zéro, si possible avant l’an 2,000.

Le gouvernement Bouchard propose donc le maintien de la Loi 86, assorti d’importantes mesures de redressement. De plus, il innove dans des domaines où le législateur de 1977 ne pouvait pas prévoir qu’il aurait à intervenir un jour, par exemple l’informatique, les nouvelles technologies d’information et de communication dans un contexte de mondialisation de l’économie et d’ouverture des marchés.

Au lieu de chercher la confrontation, en grand rassembleur qu’il est, Lucien Bouchard propose fermement le dialogue, l’ouverture ; il pratique la politique de la main tendue, celle de la réconciliation nationale. Le message est clair. Lors du Conseil National du Parti Québécois, en novembre 1996, s’adressant aux délégués qui réclamaient l’abrogation de la Loi 86 et le retour à la loi 101 intégrale, il affirme clairement :

"Ne comptez pas sur moi … pour violer la Charte des Droits et libertés ou devoir recourir à la clause dérogatoire, la clause nonobstant ! … Je veux être encore capable de me regarder dans un miroir lorsque je me lève le matin …(sic)."

Il a la certitude de respecter ainsi la sagesse populaire et la volonté de l’opinion publique, (cf. Sondage Le-Devoir-Sondagem, 3 sept. 96) qui l’appuie dans une très forte proportion (84,5%) et lui commande de prendre le temps de bien voir le sens de la nécessaire consolidation linguistique francophone, non seulement à Montréal, en Estrie et dans l’Outaouais, mais aussi partout ailleurs au Québec.

Il sait d’ailleurs que la question linguistique ne sera résolue, et pas nécessairement de façon définitive, que le jour où le Québec deviendra un pays souverain, un pays à part entière, c’est-à-dire une majorité capable de faire elle-même toutes ses lois.

…suite,
Un nouvel élan


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