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LA LANGUE FRANÇAISE: SOURCE DE CONSCIENCE HISTORIQUE

Conférence prononcée par
Monsieur Bruno Roy au petit déjeuner-causerie d’Impératif
français
tenu à l’occasion de la Semaine internationale
de la Francophonie
le dimanche 16 mars 1997 au Château
Cartier à Aylmer, en Outaouais, Québec.

LA LANGUE FRANçAISE :

SOURCE DE CONSCIENCE HISTORIQUE

Bruno Roy, écrivain et ex-président de
l’Union des écrivaines et des écrivains du Québec

«Un mot qui perd ses parages
perd aussi son naturel.»

(Gilles Vigneault)

«Ma langue est d’Amérique,
je suis né de ce paysage.»

(Gatien Lapointe)

Chaque langue a sa géographie, son
contexte social, ses horizons, son imaginaire, son passé et son
avenir. Pour chaque individu, la langue est une composante
biographique et socio-historique qui participe à la définition
de sa culture commune. La langue, pourrait-on dire, c’est la
totalité de notre expérience en une terre précise: par
exemple, la France pour Yves Duteil, le Québec pour Michel
Rivard, le Manitoba pour Daniel Lavoie. Au centre de leurs
émotions, autant individuelles que collectives, leur langue,
jamais oubliée, émerge d’un profond sentiment d’appartenance et
témoigne d’une conscience historique parfois glorieuse, toujours
batailleuse, et plus souvent qu’on ne le pense, douloureuse, mais
pour peu que l’on soit vigilant, installée dans l’avenir.

Une mise en situation de la langue
française, en Europe comme en Amérique, en France comme au
Québec, au Canada comme en provinces ne peut échapper au
discours social, culturel et politique dont sa propre évolution,
et parfois sa propre survie, est l’enjeu. La langue nous habite
comme on habite un lieu. Que nous soyons à Paris, à Montréal
ou dans l’Ouest canadien, la langue française est un lieu
culturel où notre coeur bat, en ville comme en campagne, à
l’école comme à l’hôpital, surtout, ces temps-ci, si cet
hôpital s’appelle Montfort.

Je vous parlerai donc de trois chansons: La
langue de chez nous
(1985, Yves Duteil), Le coeur de ma
vie
(1989, Michel Rivard), Jours de plaine (1989,
Daniel Lavoie). Trois chemins migratoires d’une même langue: la
langue française. Pour chacune, il y a le plaisir de l’entendre;
pour chacune, il y a une proposition de vigilance; pour chacune,
il y a le témoignage d’un attachement profond. Trois chansons,
trois consciences, trois sensibilités. Car ce qui est en cause,
ce n’est pas seulement l’existence de la langue française, c’est
sa vie, c’est son évolution, c’est-à-dire, de notre point de
vue, son combat historique en Amérique du Nord.

De plus, il ne peut en être autrement, la
question de la langue émerge toujours de son sentiment. Car,
pour mieux répondre de nous-mêmes, il faut l’aimer cette langue
des ancêtres; langue forgée à même ses abandons, ses
conquêtes, ses déportations, ses rêves, ses influences, ses
combats toujours actuels; cette «langue de France» aux
«accents d’Amérique», habitée certes d’espoirs réels mais
aussi d’une immense inquiétude certains "jours de
plaine".

Une langue commune et belle

Au Québec comme au Canada, le trajet
migratoire de la langue française correspond à la genèse, en
Amérique du Nord, des cultures amérindiennes, québécoises et
canadiennes. «C’est une langue belle à l’autre bout du monde»,
chante Yves Duteil. De ce côté de l’Amérique, répond Michel
Rivard, «Elle n’est pas toujours belle, mais vivante elle se
bat». Le plaisir d’entendre la langue française se confond
parfois avec la nécessité de la défendre en la parlant mieux.
Alors que pour Daniel Lavoie, même l’écho français de sa
langue ne se fait plus entendre… tellement elle est loin et
minoritaire. Toutefois, cette langue, d’où qu’elle vienne, d’où
qu’elle évolue, est toujours belle. Cela relève aussi du
sentiment de la langue maternelle.

De forme classique, par exemple, la ballade
de Duteil rappelle la fréquentation de la poésie française.
Texte et musique – les vers sont en alexandrins – sont un cas
parfait d’imitation harmonique: l’instrument de l’accompagnement
suit exactement la mélodie, procédé que connaissaient bien les
premiers chansonniers québécois. La musique de sa chanson est
construite sur un ostinato rythmique. Ni accélération, ni
changement brusque, l’auditeur est dans une sorte de coulée
mélodique faite, de l’aigu vers le grave, de séquences
descentantes. Force, assurance et beauté se déploient dans une
forme allusive, paisible, voire mélancolique. «La langue de
chez nous», écrit Gérard Authelain, ouvre un espace mélodique
infiniment plus riche par le seul fait des dissonnances déjà
contenues dans le soutien harmonique.1
écrite en hommage à Félix Leclerc, la chanson de Duteil, à sa
manière, est une métaphore du Québec: pays harmonieux à cause
de ses accents d’où ne peut s’entendre que la symphonie de la
langue.

Par analogie, l’ensemble des instruments
reproduit l’ensemble des éléments de la langue. Le tout donne
un ton harmonieux où la dissonnance est absente. Pour Duteil, la
langue de chez nous, c’est aussi la sienne, sa langue de France.
La musicalité des mots est un gage assuré de son prestige d’où
le choix d’une musique symphonique et grandiose. L’orchestration
de sa chanson renvoit aux grands espaces mythiques.

Avec peut-être moins d’emphase, la chanson
de Daniel Lavoie, bien que sur un rythme plus saccadé – plus
indigène pourrait-on dire – n’est pas sans rappeler La langue de
chez nous par l’effet harmonique qui s’y dégage. L’introduction
musicale propose un univers harmonieux que confirme l’ancrage aux
éléments de la nature: terre, mer, vent, racines, lune, ciel,
etc., mais la ligne mélodique est aussi marquée par une douleur
qui la distingue de la chanson de Duteil, plus glorifiante. Dans
la chanson de Lavoie, la métaphore du vent porte son propre
message: la langue française, jadis dans le vent, ne l’est plus.

Chez Michel Rivard, l’attitude est plus
humble que son collègue français, mais l’inquiétude est aussi
présente que chez Lavoie. Le rythme, espèce de mélange de rock
et de country, est martelé par un tempo qui indique moins le
sens d’une marche que celui d’un dynamisme lucide exprimant une
volonté d’affirmation. Le ton est résolu, ferme. Ainsi, la
mélodie vient de l’accent des mots dont l’expression est
directe, moins allusive que chez Duteil, toutefois, et moins
nostalgique que chez Lavoie.

Chacun à sa manière, Duteil, Rivard et
Lavoie ont fait appel à la sensibilité combinée des mots et
des musiques, mais chacune des chansons n’a pu se soustraire à
l’impact poétique de l’émotion qui l’a fait naître. Voilà
pourquoi elles sont de grandes chansons qui ont rejoint leur
public, et cela, au-delà de leurs propres frontières.
Attardons-nous, maintenant, au discours de chacune d’elle et
tentons de dégager le sens que chaque auteur y a déployé.

Déjouer le silence

Dans La langue de chez nous, la
langue française sent la musique, ses accents sont des arômes
de province, ses mots une consience élargie, et sa réalité,
une «force pour vivre en harmonie»:

C’est une langue belle avec des mots
superbes
Qui porte son histoire à travers ses accents

Dans sa chanson, Yves Duteil a inscrit un
processus d’idéalisation de la «langue de chez nous», lequel
processus repose sur l’historique prestige de la langue
française elle-même. En effet, cette «langue belle», est, me
semble-t-il, davantage portée par le fierté mythique de ce
qu’elle représente que par la réalité sociale de ce qu’elle
est vraiment au quotidien. Duteil fait côtoyer campagne
bucolique et mythe de la nature avec une rare efficacité
sentimentale. Le chanteur français rend un hommage
inconditionnel à sa langue maternelle dont le texte de sa
chanson laisse penser qu’elle est sans faute. Cela, tel est le
présupposé, parce que la qualité de la langue est un élément
naturel à la langue française. Son pouvoir d’évocation
n’est-il pas réel et historique. Voilà pourquoi sa chanson est
un acte d’amour et de reconnaissance. Sans compter que cette
langue «[quittant] son nid pour un autre terroir», sa langue,
la sienne, «a jeté des ponts par dessus l’Atlantique» tout en
proclamant son expansion comme un facteur d’harmonie et de
compréhension.

C’est une langue belle à l’autre bout
du monde
Une bulle de France au nord d’un continent
Sertie dans un étau mais pourtant si féconde
[…] C’est une langue belle à qui sait la défendre
Elle offre les trésors de richesses infinies
Les mots qui nous manquaient pour pouvoir nous comprendre

Pour cela, cette «langue de France» ne
peut être qu’une langue universelle dont le rayonnement, en un
autre territoire – celui du Québec nommément – garantit son
originalité. Toutes les raisons sont bonnes de l’aimer et de lui
rendre hommage. Toutes les raisons sont bonnes, aussi, de ne pas
l’oublier.

Ne pas l’oublier parce qu’au Québec cette
langue a du caractère. Certes, elle se blesse, on l’agresse
parfois, mais elle est vivante dans sa lutte comme dans son usage
quotidien. Jamais Rivard ne met en cause la sincérité de ceux
qui la parlent. Son évolution incite leur respect:

C’est pas toujours facile
D’être seule au milieu
D’un continent immense
[…] Elle est fière et rebelle
Et se blesse souvent
Sur les murs des gratte-ciel
Contre les tours d’argent

Capable de s’ajuster et de fonctionner
normalement, son potentiel est multiple. Elle peut accomplir
toutes les fonctions d’une langue naturelle. C’est aussi cela la
beauté et l’efficacité d’une langue: sa capacité de tendresse
autant que son potentiel de colère. La dignité d’une langue
réside aussi dans la confiance qu’elle inspire. D’où l’honneur
que l’on peut en tirer, de ce côté-ci de l’Amérique.

On la parle tout bas
Aux moments de tendresse
Elle a des mots si doux
Qu’ils se fondent aux caresses
Mais quand il faut crier
Qu’on est là qu’on existe
Elle a le son qui mord
Et les mots qui résistent

Le son qui mord révèle aussi tout le
potentiel de cette «langue de chez nous» à accéder à la
modernité. Cette «langue de France aux accents d’Amérique»
est puissamment adaptée à son environnement. Sa souplesse est
sa force et celle-ci révèle la conscience de sa situation
sociale, culturelle et politique. En effet, autant par ses mots
que par sa musique, la langue française au Québec est une
chanson de résistance et, aussi, on ne le voit pas toujours, une
langue à partager pour qu’advienne la compréhension et que
disparaisse la peur de la différence:

Il faut la faire aimer
A ces gens près de chez nous
Qui se croient menacés
De nous savoir debout
[…] Il faut la faire aimer
A ses gens de partout
Venus trouver chez nous
Un goût de liberté

L’ouverture est la condition d’existence de
la langue française en Amérique. Rivard a écrit une chanson
d’affirmation qui illustre la maturité du groupe qui a fait de
sa langue le «coeur de sa vie». Le ton n’est pas accusateur. La
qualité émotive des paroles s’allie autant à la fidélité
historique de cette "langue de chez nous" qu’à la
certitude de son avenir si on veut bien la défendre et la bien
parler. Car, non pas en Amérique non pas au Canada, mais au
Québec, la langue est la toute première manière de déjouer
son destin de minoritaire.

Comment alors ne pas penser au statut
particulier de la langue française – statut doublement
minoritaire – lorsque nous sommes, bien qu’au Canada, en dehors
du Québec. Jours de plaine, par exemple, est le
témoignage douloureux de l’un des fils de Louis Riel, Daniel
Lavoie. Ici, la conscience historique, bien que déchirante, est
incontournable d’autant qu’elle identifie en le rappelant,
l’isolement des franco-manitobains dans leur propre contexte de
survie linguistique.

Y’a des jours de plaine j’ai vu des
métis en peinture de guerre
Y’a des jours de plaine où j’entends gémir la langue de ma
mère
[…] Y’a des jours de plaine où même mes grands-pères
ne sont plus dans le vent

Ici, Daniel Lavoie identifie les traces
d’une mort d’autant plus inquiétante qu’elle est lente,
c’est-à-dire sournoise. Le champ de représentation n’est ni le
présent, ni l’avenir: le champ de représentation, c’est le
passé qui décroche du présent. L’ordre historique s’impose et
témoigne de son écho: celui de la colère des
Franco-manitobains.

Rappelons que cette chanson de Daniel
Lavoie fut d’abord écrite pour le film documentaire de
Maurice-André Aubin, Entre l’effort et l’oubli, qui,
tentant de tracer un portrait des francophones de l’Ouest
canadien, décrit une «race envoie d’extinction». Ecrivant Jours
de plaine
, Daniel Lavoie a eu mal. Son mal est contagieux. Il
a ramené à sa conscience une douleur personnelle qui ne pouvait
échapper à sa dimension collective:

Au début, je ne voulais pas de
cette commande. Mais quand j’ai vu le combat que menaient
les jeunes là-bas pour assurer la survie de leur langue,
j’ai accepté. ça n’a pas été simple. Les premières
versions sonnaient comme un hymne, c’était pédant et
j’ai voulu renoncer. Puis, un jour je me suis mis à
écrire en pensant à ce que je ressentais au fond de moi
face à l’Ouest. Je me suis replongé dans mon enfance,
et c’est là que tout est sorti.2

Le sentiment de la langue est ici une
«entaille profonde à son âme»3: cette
langue si vive, si généreuse, si expressive, une «langue qui
danse aussi bien que ma mère», la langue du fils avec «toutes
ses rengaines dans le sang». Même loin, même isolée, la
langue est filiation, la langue est attachement, la langue est
identité.

J’ai des racines en France aussi fortes
que la mer
Une langue qui pense une langue belle et fière
Et des milliers de mots pour le dire
Comment je suis, qui je suis

Ce qui gémit dans l’isolement et dans
l’oubli, c’est cette conscience aigue de l’identité effritée,
de l’identité en état de perte. Le constat est lourd pour
l’avenir: «Y’a des jours de plaine où je n’entendais plus la
langue de ma mère». La nostalgie des «beaux jours anciens»4,
coordonnés par les éléments de la nature, connotent ces jours
beaux jours d’un sens qui, si on les folklorise, est le sens
même de la mort. "Comme disait Gilles Vigneault, «Il n’y a
de révolu que ce dont on ne témoigne plus». Tel est le drame
de la langue française au manitoba: refère-t-elle encore au
présent et à sa propre modernité, ou à un passé dépassé,
dirait Georges Dor? Chanson douleureuse et lucide que Jours de
plaine
. Chanson qui annonce l’extinction d’une langue sur un
territoire: sujet douloureux dont la trame et le drame sont
quotidiens. Même l’imaginaire s’en trouve altéré: ces plaines
du «Far-west» n’ont plus rien à voir avec celles des «racines
[françaises] dans la plaine».

Conclusion

Concernant la langue, on ne peut avancer
avec ce qu’il y a de moins bon en elle. Le moins bon, c’est la
négligence dont elle est parfois l’objet; le moins bon, c’est
surtout l’oubli: cette manière de ne plus aimer sa langue
maternelle. Quel sens a le combat pour la défense de notre
langue si, comme le chante Michel Rivard, on ne la parle pas de
son mieux, si on l’oublie?

La langue, affirme Yves Berger5,
ne doit pas être une fatalité. La langue est un honneur,
renchérit-il. Elle est, pour nous Québécois, une puissance
d’affirmation nationale et pour les francophones du Canada, une
puissance d’affirmation identitaire et culturelle majeure.
Hélas! protéger la langue entre nous est insuffisant. Il faut
l’aimer pour la répandre, amener les autres à l’aimer; l’aimer
pour répondre de notre histoire personnelle et collective. Pour
cela, la rendre visible, la montrer, c’est-à-dire la parler et
la chanter avec son plein potentiel. «Je n’ai peut-être pas
toujours mis assez de profondeur dans mes textes, précise Daniel
Lavoie, mais c’était beaucoup dû au fait que j’essayais de
faire en même temps des disques dans les deux langues. ça
donnait des choses moins claires, ni d’un bord, ni d’un autre.»6
L’aimer, donc, pour maintenir le plein rayonnement de la langue
française, en Amérique comme au Canada.

Oui, la langue française est source de
conscience historique. Oui, chaque institution française au
Canada – et l’hôpital Montfort nous le rappelle avec une ardeur
exemplaire ces temsp-ci – est source de conscience historique. Si
notre histoire donne un sens au combat linguistique, il donne un
sens aussi à notre avenir, et à l’avenir de toutes les
différences, de toutes les langues. Quand, ensemble, nous nous
battons pour "la langue [française] de chez nous",
nous nous battons pour toutes les langues du monde.

Hommage, lutte et douleur; plénitude,
différence et oubli, Duteil, Rivard et Lavoie. Trois chansons
d’amour, trois chansons qui parlent de nous, trois chansons qui
nous disent de «persévérer et de nous maintenir»7,
trois chansons engagées, trois chansons reconnaissantes de
l’avenir qui nous est réservé. Si on le décide.


1 AUTHELAIN, Gérard,
La chanson dans tous ses états, France, Editions Van de Velde,
Coll. "Musique et société", 1987, p.191.

2 Daniel Lavoie,
"Il a trouvé", dans Chansons d’aujourd’hui, vol.13, no
2, juin 1990, p.16.

3 L’expression est du
poète Emile Nelligan.

4 Gilles Vigneault

5 Lors d’une
conférence qu’il donnait à l’Université du Québec à
Montréal (UQAM), le 17 février 1997.

6 Daniel Lavoie,
"Il a trouvé", dans Chansons d’aujourd’hui, Vol.13, no
2, juin 1990, p.16.

7 Félix-Antoine
Savard, dans Menaud-Maître Draveur.



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