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GRAND OU PETIT CHACUN A SON TRUC

GRAND OU PETIT CHACUN A SON TRUC
Alors qu’il suffit aux Etats-Unis de hausser la voix d’un
quart de dixième de ton pour qu’aussitôt la planète entière
s’arrête de respirer, gamberge, calcule, suppute, écoute.

Claude Monnier

Le Tuvalu, petit Etat du Pacifique, 26 km2 carré et
11’000 habitants, vient d’être accepté comme 189e
Etat-membre des Nations-Unis. En droit international,
il est donc l’égal, désormais, de la Chine, des
Etats-Unies, de la Russie… bref, de tous les autres
Etats de la terre. Pourtant, même un gamin d’école
enfantine perçoit que cette égalité formelle est une
vue de l’esprit. Lorsque Tuvalu élève la voix dans le
concert des nations, ce qui lui est peut-être arrivé
un jour, personne ne l’entend. Alors qu’il suffit aux
Etats-Unis de hausser la voix d’un quart de dixième de
ton pour qu’aussitôt la planète entière s’arrête de
respirer, gamberge, calcule, suppute, écoute.

L’étrangeté de la chose est que, quand bien même la
pratique économique et diplomatique prouve jour après
jour l’importance de la taille, se soit développé un
schéma aussi idyllique du monde, où tous les Etats,
minuscules ou gigantesques, sont souverains et ont les
mêmes droits. Et que l’on enseigne cette galéjade dans
les écoles et dans les universités, et qu’on la
resserve même, jour après jour, dans les déclarations
et dans les discours.

J’y vois une véritable schizophrénie collective. De
toutes nos fibres nous savons que la taille compte –
que ce n’est pas la même chose d’être grand que d’être
petit – et que malgré cela nous ne cessons de répéter
que la taille ne compte pas, que nous sommes tous
égaux!

Bon, j’imagine que nous avons tous, Etats ou
individus, des traits schizophréniques, et que nous
pouvons vivre avec. La schizophrénie offre même
quelques avantages. Elle permet aux grands Etats de
dire aux petits qui tremblent dans leur coin: «Ne
craignez rien, nous sommes égaux !», et de se donner
ainsi des airs de saintes-nitouches lorsqu’ils
préparent un mauvais coup. Et aux petits Etats de
brandir l’étendard du droit international devant les
grands dont ils craignent la malveillance, comme
d’autres brandissent la croix pour exorciser les
démons: sans y croire trop, mais en espérant que cela
marchera tout de même.

La schizophrénie présente cependant un gros
inconvénient aussi: elle nous retient souvent de
regarder les choses en face et d’appeler un chat un
chat. Si quelqu’un dit par exemple qu’il faut se
méfier des intentions des Etats-Unis pour la simple
raison qu’ils sont grands et puissants, ce quelqu’un
risque fort d’être perçu comme un anti-américain
primaire, un résidu du Komintern, alors même qu’il ne
fait que proposer une analyse de bon sens.
Inversement, si un Suisse argue que son pays, à cause
de sa toute petite taille, doit jouer dans le monde
tout autrement que la France, l’Allemagne ou l’Italie,
il sera perçu comme un salaud doutant de l’égalité
internationale essentielle de sa patrie, comme un
traître insultant et inepte, alors même qu’il dit
simplement que «le roi est nu» et basta.

Le grand Etat, surtout s’il est riche, prospère et
bien armé, jouit d’un avantage déterminant: il
impressionne en effet les autres Etats. En revanche,
sa grande taille lui donne un métabolisme lent: ses
réactions en profondeur sont donc plus molles, il
s’empêtre parfois dans «ses ailes de géant», et il
tend à projeter sa puissance si loin dans le monde
qu’un jour il crève de la rébellion de ses provinces
éloignées – tous les empires ont fini par pourrir
ainsi. A l’inverse, le petit Etat, même s’il est
prospère, souffre de désavantages évidents: les
événements internationaux ont vite fait de le chahuter
au coeur, sa capacité de résistance aux pressions ou
aux menaces est minime, sa sécurité n’est jamais
assurée. En revanche, sa petite taille lui permet
aussi de passer inaperçu, de ne pas provoquer de rejet
automatique, de courir plus vite que les gros, de
disposer d’une population par nécessité plus frottée
au vaste monde, autant d’avantages qu’il doit
maximiser systématiquement, de manière maligne, rusée,
et même un peu voyou. Dans la vie, à chacun son truc.

Mon plaidoyer sera donc simple. J’aimerais que les
grandes puissances s’exercent sans cesse à comprendre
que le seul fait de leur taille risque de les
entraîner dans des comportements dangereux ou
scandaleux qu’elles ne toléreraient pas d’autrui.
J’aimerais qu’elles cessent de croire, les yeux pleins
de petites étoiles, que chaque fois qu’elles ouvrent
la bouche ou formulent une politique, elles ont
forcément raison, parce que personne ne peut ou n’ose
les contredire. Inversément, je supplie les petits
Etats – la Suisse en particulier – , d’admettre, je
veux dire: d’admettre vraiment, qu’ils sont petits.
Car le jour où ils l’auront admis, plutôt que de
gaspiller leur énergie en fanfaronnades sur leur
dialogue d’égal à égal avec les plus grands, ils
auront l’esprit libre pour analyser leur situation de
petitesse et en tirer systématiquement le meilleur
avantage. Plutôt que de rêver de grandeur, ils
agiront.

Claude Monnier
Edipresse Publications s.a.

(Ce texte nous a été communiqué par notre correspondant
M. Claude De Contrecoeur)

(Le 24 novembre 2000)


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