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DÉFENDRE LES LANGUES POUR DÉFENDRE LES BREVETS

Les Echos 13 septembre 2000

Le point de vue de
JEAN-JACQUES MARTIN

Défendre les langues pour défendre les brevets

Le projet d’accord qui va être discuté lors de la conférence
intergouvernementale de Londres les 16 et 17 octobre propose la suppression pure et simple
des traductions obligatoires pour le déposant, les brevets européens ayant ainsi force
de loi dans leur langue de procédure (anglais 70 %, allemand 20 % et français 10 %).

La solution la plus satisfaisante, tant pour le brevet européen que
pour le brevet communautaire, serait de maintenir l’obligation de traduction dans les
trois langues officielles (français, anglais, allemand) d’autant que l’une d’entre elles,
au moins, est comprise par la presque totalité des intervenants.

L’argument économique principal des partisans de la suppression
radicale des traductions réside dans le fait que l’obtention d’un brevet aux Etats-Unis
serait beaucoup moins chère qu’en Europe. Il faudrait par conséquent réduire le coût
du brevet européen pour amener les Européens à un taux d’investissement comparable à
celui des Américains pour protéger chez eux leurs innovations. Ont-ils raison ?

Il faut rappeler que le coût d’un brevet européen est aujourd’hui le
même pour tous les déposants, européens ou non. Depuis la cré ation du brevet
européen en 1978, la pénétration des non-Européens n’a fait que s’accroître. Les
dépôts d’origine américaine sont passés, de 1978 à 1998, en Allemagne de 14 à 21 %,
en France de 20 à 28 %, en Grande-Bretagne de 25 à 32 %, en Espagne de 15 à 29 %. Le
Japon résiste : les dépôts américains passant seulement de 6 à 3 %. Quant aux
Etats-Unis, le taux des dépô ts indigènes reste stable (68 % contre 63 %, alors que les
dépôts d’origine européenne tombent de 16 à 10 %.

Dans le système envisagé, la suppression des traductions donnera aux
Etats-Unis un avantage supplémentaire : le dépôt européen consistera en un simple jeu
d’écriture, alors que les Français ne pourront aller aux Etats-Unis qu’en anglais.

De façon générale, la suppression des traductions viendrait encore
favoriser la domination des demandes d’origine non européenne. Vis-à- vis d’autres pays
exigeant, comme le Japon ou les Etats-Unis, une pleine traduction dans leur langue
officielle, l’Europe risquerait de devenir, par rapport au reste du monde, une zone de
basse pression attirant sur elle l’ensemble des brevets en provenance du monde entier,
dans une relation essentiellement déséquilibrée, puisque sans réciprocité pour la
traduction des titres accordés.

Mais l’abandon des traductions ne rencontre pas l’adhésion de tous les
Européens, même anglophones. Trois raisons bien identifiées des professionnels
illustrent bien le fait que les Etats-Unis appliquent avec bon sens la nécessaire
intelligibilité des droits en vigueur sur leur territoire :

1) Les brevets établis par un rédacteur américain sont deux à trois
fois plus longs que ceux établis par un rédacteur européen. Ces exigences
particulières de description et la pratique du système américain vont entraîner de
fortes économies dans le système européen envisagé.

2) Les particularités juridiques du système américain font que les
procès en contrefaçon de brevets aux Etats-Unis sont hors de la portée financière des
entreprises européennes ; cette protection très efficace pour l’industrie américaine
est très pénalisante et va creuser le déséquilibre entre l’Europe et les Etats-Unis,
qui ira croissant.

3) Dans une nouvelle loi américaine qui va entrer en vigueur le 29
novembre, il est prévu que les dépôts internationaux publié s désignant les
Etats-Unis ne pourront conférer une protection provisoire sur le territoire américain
que s’ils sont rédigés ou traduits en anglais.

Dans un document de juillet dernier, la Chambre de commerce et
d’industrie de Londres s’élève contre l’existence éventuelle au Royaume-Uni de droits
en français et en allemand. « Chaque partie potentiellement intéressée au commerce et
à l’industrie dans le Royaume-Uni supporterait la charge d’avoir à faire faire une
traduction du texte de ses descriptions de brevets en langage é tranger, avant de pouvoir
découvrir si le texte contient une information ayant une valeur pour elle… Pour des
raisons d’efficacité et d’équité, cette charge doit continuer à être placée sur la
partie cherchant à se voir accorder un droit exclusif dans ce pays, en tant que
contrepartie partielle de l’accord de ce droit. »

Manifestement, les Britanniques, pleins de leur tradition libérale,
n’en sont pas à imaginer que la puissance publique puisse établir des traductions comme
on l’envisage aujourd’hui en France.

Et Stanley Hoffman, professeur de sciences politiques à Harvard,
n’avait pas tort d’écrire (« Time » du 12 juin) : « Si les Etats-Unis étaient dans la
position de la France, et vice-versa, les Américains auraient la même attitude que les
Français aujourd’hui. Eux aussi voudraient protéger leurs différences et leur langue.
»

Rien n’est encore fait : le gouvernement peut ne pas signer l’accord en
l’état, le Parlement ne pas le ratifier et le Conseil constitutionnel ne pas l’approuver.
Il est essentiel que chacun comprenne que le brevet est inséparable de la stratégie
économique. Arthur Bodson, recteur de l’université de Liège, concluait avec justesse le
3e Forum de l’an 2000 « Mondialisation et francophonie » en soulignant les valeurs
essentielles à sauvegarder dans le tourbillon de la mondialisation, contre « la
puissance d’intervention du grand capitalisme international et la puissance particulière
des Etats-Unis ».

(Ce texte nous a été communiqué par notre correspondant M.
Jean-Henri Mora Henri.MORA@wanadoo.fr )

(Le 13 septembre 2000)


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