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BREVETS D’INVENTION

Une certaine idée

BREVETS D’INVENTION : LES GRANDES MANOEUVRES

Achille est à l’autel, Calchas est éperdu.
Le fatal sacrifice est encor suspendu.
Racine, Iphigénie, V, 5.

Il n’est pas surprenant que les questions linguistiques soient toujours
des plus touffues : les langues sont parmi les plus hautes créations de l’homme, et
peut-être les plus élaborées. En outre, et sans entrer dans les controverses sur la
question de l’incomplétude, il nous faut bien constater, comme le disent les linguistes,
que "la métalangue est dans la langue", que nous n’en parlons que de
l’intérieur. De là, parfois, une certaine difficulté à bien poser les problèmes.

En second lieu, le fait même de la diversité des langues pose
immédiatement une question, celle de la vision du monde qu’elles engendrent. La syntaxe
grecque a-t-elle favorisé telle ou telle perception des phénomènes ? Emile Benveniste a
bien montré, à propos des catégories d’Aristote, la prégnance des structures de la
langue. Ce qui ne signifie nullement que nous ne pouvons atteindre à l’universel, mais
qu’il y faut un travail sur la langue.

Donnons un exemple concret : le français scientifique, avec son jeu de
prépositions, est souvent plus précis que l’anglais, qui se contente de juxtaposer.
Lorsqu’on rencontre l’expression "acid binding agent", s’agit-il d’un agent
fixateur d’acide ? D’un agent fixateur acide ? Seule, la connaissance de la chimie donne
la réponse que la langue ne laisse pas soupçonner. Les spécialistes savent les
ambiguïtés que cachent des mots comme "to replace" (remplacer, remettre en
place ?) ou "to coat" (déposer, revêtir ?). Sans parler des surprises et des
masquages que peut cacher l’emploi du passif.

Il faut bien voir qu’en la matière, le fait de ne plus employer qu’une
seule langue (et donc de renoncer à toute autre référence culturelle, et à toute
distanciation par rapport à la façon anglo-saxonne de poser les problèmes) peut avoir
de très graves conséquences : lorsqu’on connaît le mode habituel d’alimentation des
Américains, on peut se poser des questions sur les recherches portant sur le "gène
de l’obésité", et sur l’allocation des ressources qu’elles entraînent. Sans
oublier les différents éclairages que l’on peut avoir sur la brevetabilité du vivant.

En réalité, les langues sont les écoles de la pensée. Babel est une
chance – disons plutôt : un multilinguisme raisonné est gage de curiosité, de
dialogue, de créativité et finalement de progrès.

Au surplus, il n’est pas besoin d’insister : pas de peuple, pas de
nation sans langue commune, instrument de sa conscience d’elle-même, outil de ses
créations littéraires, scientifiques et philosophiques, canal indispensable des
manifestations de son vouloir vivre ensemble, de la démocratie et de la solidarité
qu’elle établit.

Et cependant, il se trouve encore, tenants attardés d’un positivisme
étriqué et désuet, des individus pour affirmer que les langues n’ont pas d’importance,
qu’elles sont interchangeables, ou plutôt – et là le masque tombe – pour
affirmer qu’il suffirait d’adopter celle de la puissance dominante du moment pour accéder
au nirvana de la parfaite efficacité : l’anglo-américain basique comme horizon
eschatologique indépassable !

Certes, il est loisible à chacun, en démocratie, de proférer telle
ou telle incongruité. Mais il nous semble que les fonctionnaires de la République
française sont tenus, dans la parole et dans l’action, à davantage de sens des
responsabilités.

Voici les faits. Depuis nombre d’années, les grandes sociétés
multinationales, comme le gouvernement des Etats-Unis et des pays anglophones, font
pression pour établir un unilinguisme anglais absolu dans le domaine des sciences et des
techniques. C’est ainsi que l’American Intellectual Property Law Association
considère l’anglais comme la langue la plus appropriée pour les brevets d’invention. Il
s’agit là d’un domaine crucial, car la littérature des brevets représente une
fantastique base de données, ininterrompue depuis la Révolution. Si l’on sait que de
nombreux scientifiques français publient directement en anglais (car, et il faudra bien
un jour s’attaquer à cette question, la carrière des universitaires français dépend de
comités de lecture de revues américaines !) on mesure immédiatement l’enjeu :
abandonner les brevets (en attendant les normes, les autorisations de mise sur le marché
de médicaments, etc) c’est interdire au français de désigner les nouveautés
scientifiques et techniques, c’est vouloir en faire une langue morte.

De plus, le brevet, à la charnière du linguistique, du scientifique
et du juridique, est un contrat créateur de droits opposables à tous. La loi française,
la Constitution, sont formelles : le français est la langue de la République. Mais il
s’agit là d’un principe fondamental du droit : nul n’est cens é ignorer la loi. Le
corollaire, qu’il nous faut ici expliciter, est que nul ne saurait être obligé d’en
prendre connaissance dans une langue étrangè re.

Par ailleurs le principe de réciprocité, faute duquel tout accord
international n’est qu’une convention de vassalisation, interdit de donner en France une
place privil égiée à l’anglais par rapport au français. C’est pourquoi, sans même
s’appesantir sur les difficultés juridiques insurmontables qu’ils entraîneraient, les
efforts visant à remplacer le texte intégral du brevet par un résumé plus ou moins
bien ficelé (et confié, un comble, à une société américaine !) n’auraient qu’une
conséquence, d’avance absurde : seul le texte anglais ferait foi.

Lorsqu’on connaît les problèmes de passage d’un système juridique à
un autre, et qu’on mesure les possibilités de manipulations, de r étention
d’informations, on doit se rendre à l’évidence : serait-il un génie supérieur à
Einstein, dominant toute la science de son temps, l’examinateur, fonctionnaire ou
préposé qui s’aventurerait à découper un texte que le déposant a cru bon de déposer
tel quel, et qui voudrait décider de ce qui est ou non important (tâche par définition
impossible) aboutirait à une impasse. Et le spécialiste sait que l’absence d’un seul
mot, d’un seul substituant sur une molécule, peut faire naître d’interminables et
coûteux procès.

Le coût : le mot est lâché. Les grandes multinationales, notamment
chimiques et pharmaceutiques, veulent bien gagner de l’argent dans les pays francophones,
à condition que cela ne leur coûte rien ! En réalité, la prise de brevet ne
représente que 5% des coûts de recherche-développement menant à une invention, et la
traduction une partie de ces 5%. Un brevet moyen dépasse rarement 25 pages, sauf dans les
domaines de la chimie et de la pharmacie, pour lesquels ces frais sont marginaux par
rapport à l’importance des investissements en cause. Quant au différentiel de coût
initial parfois allégué entre le brevet européen et le brevet américain, il serait
vite renversé par les frais d’avocats qu’entraînerait la multiplication des contentieux.
On notera de surplus qu’en matière de chimie et de pharmacie, les grandes sociétés
multinationales n’hésitent pas à dépenser plus de 80 000 FF par médecin chaque année
en France, rien qu’en publicit é et en études de marché !

L’acharnement mis par nos concurrents (auxquels emboîtent le pas
l’Office Européen des Brevets (O.E.B.), mais aussi, ce qui est plus grave, certaines
multinationales d’origine française, et même certains fonctionnaires du Secrétariat
d’Etat à l’Industrie) à éliminer toutes les langues autres que l’anglais, et en premier
lieu le français (pourtant langue officielle et de travail de l’O.E.B. comme de l’Union
européenne) ne cache-t-il pas, à l’évidence, des visées de déstabilisation,
d’aspiration hégémonique, assez peu avouables ?

A qui fera-t-on croire qu’après des décennies d’expansion économique
sans précédent, la traduction en français serait devenue trop chère, surtout pour des
sociétés multinationales qui sont plus riches que la plupart des Etats ?

Que si certaines sociétés françaises veulent passer au tout anglais,
cela ne peut signifier qu’une chose : elles ont décidé de jeter la langue française à
la poubelle, et cela pose un problème politique de première grandeur : la langue de
travail en France, comme au Québec, est-elle bien le français ?

Car la langue française n’appartient pas qu’à la France, et cette
responsabilité devant l’ensemble des pays francophones doit être assumé e : c’est
précisément ce qu’a voulu faire le sommet de Hanoï, en mentionnant explicitement dans
son plan d’action le problème des brevets. Cet engagement international doit être
respecté.

Au reste, ceux qui croient que l’on peut gagner des batailles,
fussent-elles économiques, en n’ayant plus ni drapeau, ni langue, ni rien qui nous
permette encore de dire "nous", se trompent, et nous trompent.

Outre qu’elle mettrait au chômage les professionnels, et
déstabiliserait tout un secteur de l’économie, privant les petites et moyennes
entreprises de conseils de proximité, une telle mesure donnerait le signal de la
débandade dans nombre de domaines, et ne pourrait être reçue que comme une gifle par
les francophones du monde entier. Il est clair que le petit groupe de fonctionnaires en
question, qui s’est arrogé un pouvoir dépassant manifestement ses compétences, n’a pu
envisager toutes les conséquences de ses manœuvres.

En effet, un brevet est donc un contrat entre un Etat et un Déposant.
L’Etat décide de délivrer un brevet en échange d’une description complète dans la(les)
langue(s) officielle(s) du pays. Les brevets – et leur traduction – sont donc
une garantie de démocratie, dans la mesure où chaque citoyen(ne) peut en fin de compte
savoir ce que contiennent les produits qu’il (elle) achète. Un brevet comprend toujours
une Description incluant un examen de l’ état de la technique, un exposé de
l’invention, et une série d’Exemples. On y trouve ensuite un nombre variable de Revendications,
ainsi que (le cas échéant) des Dessins annexés, et enfin un Abrégé
descriptif
.

Il faut souligner que la totalité du brevet est nécessaire pour
obtenir une protection juridique complète de l’invention, et pour en percevoir pleinement
le caractère novateur. Si l’on pense en particulier aux récents développements de la
Génétique moléculaire et aux débats en cours portant sur l’alimentation et la santé
humaine, on comprendra facilement la nécessité absolue du maintien et du respect de la
réglementation en vigueur. On ne peut imaginer que les hommes politiques abandonnent ce
cadre juridique ou le laissent dépérir. Cela mis à part, on ne voit pas non plus
pourquoi les Etats attribueraient de tels monopoles sans compensation appropriée ni
respect de la législation nationale.

Ce sont en particulier les Exemples qui rendent l’invention brevetable.
C’est là que les petites et moyennes entreprises (PME) trouvent les informations
techniques qu’elles n’ont pas les moyens de se procurer par elles-mêmes. C’est là que
les consommateurs apprennent si des expérimentations ont eu lieu sur l’animal, et il est
facile de comprendre l’importance juridique, scientifique et pratique de la divulgation de
tels faits. Une restriction de leur diffusion pourrait entraîner de notables difficultés
et ouvrir la voie à toutes sortes de manœuvres, et finalement à une hausse des
coûts. Une haute autorité judiciaire nous l’a récemment confirmé pour la France, et il
pourrait également en ê tre de même un peu partout en Europe.

Au reste, les principaux pays d’Europe n’ont aucune intention de
procéder à un tel abandon unilatéral de souveraineté, qu’il s’agisse des pays de
l’Europe du sud ou de l’Allemagne, qui compte sur la présence à Munich de l’Office
Européen des Brevets pour établir de fait un bilinguisme anglo-allemand dans ce domaine.

Il serait aberrant d’aboutir à une situation dans laquelle une base de
données essentielle serait toujours disponible dans les principales langues européennes,
mais non en français. Certes, la littérature des brevets est sous-utilisée par les PME,
mais la solution de ce problème réside dans une sensibilisation et des mesures fiscales
et para-fiscales appropriées, et non dans une politique d’abandon.

Il est aberrant que les mesures catastrophiques en question aient été
préparées par une poignée de technocrates non élus, et dans le plus grand secret, sans
qu’ait eu lieu le moindre débat démocratique dans un quelconque pays d’Europe sur
l’établissement de l’unilinguisme anglais, sous couvert d’une modification
"technique" de la Convention de Munich sur le brevet européen.

Il est cependant légitime, pour autant qu’on ne brade pas l’essentiel,
de chercher à réduire le coût et la complexité du brevet afin de le rendre plus
accessible aux PME. C’est pour cela qu’a été institué l’Office Européen des Brevets de
Munich, dont les trois langues officielles sont l’allemand, l’anglais et le français.
Simplification des procédures, abaissement des taxes dissuasives, adoption de mesures
comme le "délai de grâce" permettant de concilier la logique du chercheur et
celle du déposant : autant de progrès qui ne dénaturent pas le brevet. Pour ne plus y
revenir, notons que la question des traductions est marginale, et n’a pas l’influence que
certains lui prêtent sur la balance des brevets d’un pays : la Suède et le Portugal,
avec les mêmes obligations linguistiques, sont dans une situation très différente à
cet égard. Et certains, dont les intentions sont peu claires, mettent sur le compte de la
traduction des coûts qui relèvent d’autre chose. Les traducteurs ne sont pas des nababs
!

Cependant, devant la puissante offensive menée contre le français,
nous avons dû réagir. Alors que nos adversaires cherchaient à surmonter la
souveraineté de la France en faisant adopter par la Commission européenne un Livre vert
préconisant une soi-disant "solution globale", qui ne laissait au français que
les quelques pages de "revendications", et qui ressemblait fort à une
"solution finale" du "problème" (?) de la langue française, nous
avons d éfendu notre point de vue devant le Parlement européen, qui nous a donné
raison. La petite équipe d’acharnés du Secrétariat d’Etat à l’Industrie étant alors
revenue à la charge, avec un "Mandat" exploratoire sur la réduction des coûts
(obsession de cette fin de siècle), ouvrant la voie à tous les dérapages, nous avons
dû faire appel à des élus de toutes tendances, en France comme au Québec, et aux plus
hautes autorit és de l’Etat. Que ceux qui ont bien voulu se pencher sur la question en
soient ici remerciés, de même que les Associations de défense de la langue française.
Nous espérons que leur appui n’aura pas été vain. En fin de compte, selon nos
informations, le Quai d’Orsay aurait mis son veto aux manœuvres en question. Nous
souhaiterions cependant en avoir confirmation.

Il ne faut en effet pas se leurrer : tout accord international sur ce
point doit bien prendre garde à la distinction entre le OU et le ET logiques.
"Français ou Anglais ou Allemand" signifie en réalité "Anglais et
Anglais et Anglais". Une convention prévoyant une renonciation mutuelle à la
traduction entre les trois langues officielles de l’O.E.B. établirait dans les faits le
tout anglais (et en droit, la rupture du contrat d’ordre public qu’est le brevet). En
outre, toute véritable notion de réciprocité doit inclure les Etats-Unis, et non
seulement les différents Etats d’Europe. C’est ce à quoi il convient de veiller avec la
plus grande attention lors de la Convention qui doit se réunir sur le sujet à Londres à
l’automne.

Il reste à prendre garde aux manipulations subalternes, qui tendraient
à allonger les délais de traduction, ou à centraliser les dép ôts à Munich, ce qui
rendrait plus difficile la défense des intérêts français et transformerait en coquille
vide l’Institut National de la Propriété Industrielle, qu’il est question de
décentraliser à Lille.

Cette affaire, qui s’est étendue sur plusieurs années et a pu prendre
l’aspect d’une véritable guerre, doit nous pousser à réfléchir aux nécessaires
conditions d’équilibre permettant à la langue française de vivre et de se développer
sans restrictions. Nous continuerons de veiller au respect de règles minimum de bonne
conduite en la matière, ainsi qu’à la cohérence des politiques menées. Les efforts
faits en matière de terminologie, par exemple, doivent maintenir notre langue en état de
satisfaire à tous les besoins. Au delà, il est absolument nécessaire de
"déniaiser" géopolitiquement les Français, les francophones, hispanophones,
etc. Pour notre part, il nous semble que la question des langues doit trouver une solution
acceptable dans un "multilinguisme raisonné" à trois étages : les langues
régionales ont leur place au niveau local et interpersonnel ; les langues nationales sont
indispensables à la cohésion d’Etats démocratiques ; et enfin LES langues
internationales (celles de l’O.N.U., à quoi peuvent s’ajouter celles de grands pays
industriels, comme l’allemand, le japonais et l’italien), qui permettent d’assurer une
coexistence pacifique des visions du monde et une sorte de démocratie à l’échelon de la
planète.

Pour ce qui est enfin des valeurs, il nous semble que la
recherche effrénée du profit financier maximal dans le minimum de temps ne peut être le
seul étalon des conduites humaines, et qu’il nous faut là encore rechercher un
équilibre auquel chacun peut contribuer.

Les traducteurs sont comme les poissons des rivières, sensibles au
déversement de substances toxiques. S’ils s’efforcent au jour le jour d’exercer le mieux
possible un métier souvent méconnu et parfois ingrat, peut-être serait-il bon
d’écouter ces professionnels des langues qui cherchent à établir, le mieux qu’ils
peuvent, l’intercompréhension entre les hommes.

Denis GRIESMAR
Vice-Président, Société Française des Traducteurs.
Denis.griesmar@wanadoo.fr


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