à trois reprises, je suis allé voir Nouvelle France, le film de Jean Beaudin.
Je ny suis pas allé seul, afin de recueillir dautres impressions que les
miennes et tenter de préserver une certaine objectivité si possible. Je suis
maintenant convaincu que ce film fait partie du programme des commandites du
gouvernement dOttawa et ses supporteurs intéressés dans le Québec.
Par le biais de la force de limage et dun roman à charge émotive élevée qui
suspend le jugement critique, sous prétexte de ne pas faire dhistoire, le film
nous dit à nous, Québécois et Québécoises, que nous ne sommes quun peuple
vaincu, qui doit accepter son destin et se soumettre. Par une grâce quon
pourrait qualifier de providentielle, nous sommes devenus sujets de Sa Majesté
britannique et nous devons le demeurer, en 2004 comme en 1759. Notre destin :
nous soumettre à des « maîtres » qui nous sont supérieurs, parce que dabord,
ils nous ont militairement battus. Ensuite, avec la capture de Québec, ils ont
établi la loi, lordre et la paix (law, order and peace). Suivant une
perspective messianique très anglo-saxonne et protestante, ils nous ont fait la
faveur dun bon gouvernement et nous faisons mieux de le croire.
Nous en aurions été incapables par nous-mêmes, gouvernés comme nous lavions
été par une France corrompue, légère et frivole. En 1759, au moment de la «
défaite », nous nétions quune population hybride de colons, damérindiens,
desclaves affranchis, tous arriérés, superstitieux, émotifs, chicaniers,
ivrognes, ignorants obsédés sexuels et soumis à une église encore plus arriérée
mais capable daider le pouvoir à établir la loi, lordre et la paix. Ne pas le
reconnaître, cest manquer de gratitude. Larrivée des Anglais à Québec a été
pour nous une véritable bénédiction. Fin de lhistoire. Fermez le rideau. La
Nouvelle France nest plus. Nen parlons plus. Tel est le message dune nouvelle
commandite dont la production aurait coûté plus de trente millions de dollars
canadiens.
Comme tout message publicitaire, le film montre des scènes hors contexte,
dans une langue étriquée, ambivalente, avec phrases stéréotypées, suggestives et
manipulatrices, comme dans une annonce et comme dans les romances des films
hollywoodiens des années quarante, doublées en un français approximatif pour les
audiences du Québec. Ses réalisateurs affirment quil ne sagit pas de faire de
lhistoire, seulement de raconter une romance, sur fond de fresque historique
bien sûr, mais sans faire dhistoire si vous comprenez ce que ça veut dire. Ce
procédé manipulatoire est bien connu, sauf quon a limpression que le peuple
actuel du Québec ne sen rendra jamais compte.
La première scène nous transporte vingt ans après les événements qui ont
entouré lannée fatidique de 1759. Une jeune femme rend visite à un curé
mourant. Lun et lautre ont vécu lannée 1759, avec le bombardement de la ville
de Québec, la destructions des campagnes et des sources de nourriture, larrivée
des Anglais, qui se sont empressés de chasser les officiers français et
dimposer leur ordre, dont le premier procès pour meurtre, avec pendaison dune
femme accusée à tort davoir tué son mari, ivrogne, violent, détestable et
détesté. De la fenêtre dun couvent de religieuses, une fillette, la fille de
laccusée, voit la scène, à laquelle larrache la bonne soeur. Vingt ans plus
tard, cest elle qui rend visite au prêtre mourant, le rôle étant joué par
Gérard Depardieu. La jeune femme avoue que cest elle qui a commis le meurtre.
Saoûl et dangereux, le mari de sa mère a tenté de lui sauter dessus, a trébuché
et est tombé par terre. La fillette, qui sétait emparée de la hache du hangar,
la alors frappé à la tête, comme on fait avec les poules et les dindons quon
tue pour le temps des fêtes.
Sa visite au curé mourant en 1779 se déroule dans une atmosphère lugubre et
un climat de défaite. On sent le défaitisme, pire que la défaite. Rien na
changé au cours des vingt années qui ont suivi la capture de Québec en 1759.
Notre destin à nous, Québécois, est scellé à jamais. Il ny a pas à en sortir.
Aucun retour nest possible.
Cette perspective est fausse. Dès 1760, le cours de lhistoire sest renversé
en notre faveur. Non seulement nous étions appelés à survivre; nous étions
destinés à constituer un peuple, une Nation et un état nouveau dans léchiquier
du monde qui sen venait, envers et contre la volonté expresse des Anglais et de
leurs suivants : les Orangistes venus dIrlande et les United Empire Loyalists,
bâtisseurs de lEmpire sur lequel le soleil ne se couchait jamais.
Ce contexte, radical et déterminant, non pas radicaliste mais radical comme
la réalité, non pas déterministe mais déterminant comme le réel qui nous appelle
à composer et agir, nous indiquait une nouvelle voie à suivre. Ce nétait plus
la Nouvelle France. Cétait nous, Québécois et Québécoises. Tous les éléments
étaient en place dès lhiver 1759 et au cours des vingt années suivantes,
déterminantes pour les deux siècles à venir. Le film escamote tout ce contexte.
Il ne le suggère même pas, au moment de la rencontre de la jeune femme et du
curé mourant.
Les Anglais avaient été bien décidés den finir avec la prise de Québec avant
que lhiver prenne. Ils savaient ce quils faisaient. Ils nous avaient tous
refoulés de partout en Nouvelle France, pour nous concentrer dans la vallée du
Saint Laurent, afin de nous jeter dehors comme ils ont fait avec les Acadiens et
avant eux les Irlandais et les écossais celtiques, tous destinés à disparaître,
semblait-il. Sauf que la vallée du Saint Laurent nest pas la vallée de
lAnnapolis, où vivaient les Acadiens, encore moins celle du Mississipi, ou même
de la Monongahéla, régions situées au sud du 45e parallèle et dont les hivers
sont beaucoup plus cléments quau Québec, sans oublier le fait que lIrlande,
lécosse et lAcadie bénéficient des vents tièdes du Gulf Stream. Cela, les
Anglais le savaient, mais personne nen parle dans le film, qui ne veut
peut-être pas faire de géographie pas plus que dhistoire, nest-ce pas?
Parce quils savaient que lhiver à Québec est long et terrible, ils savaient
également quil leur fallait limiter les destructions des habitations et des
sources de nourriture, autrement ils nauront aucun endroit où loger ni rien
pour se nourrir pendant les huit mois au cours desquels il ny a plus de
communications avec le monde extérieur à Québec. On est en 1759, non à lère des
technologies.
Appréhender lhiver, les Anglais devaient lavoir fait. La preuve : ils ont
payé comptant et souvent en bonne monnaie dor leurs achats chez lHabitant.
Sils lont fait, ce nest pas par humanité mais par intérêt. Ils avaient besoin
des Habitants pour soccuper à entretenir et chauffer les maisons, préparer la
nourriture, laver leurs vêtements, fournir du transport en traîneau sur la neige
épaisse et qui durait jusquau printemps, de même que pourvoir à bien dautres
nécessités. Or, la nécessité na pas de loi : elle na que des principes.
Certes, la bande à Bigot ne payait pas mais les Anglais ne pouvaient se
permettre den faire autant. Ils navaient surtout pas intérêt à se mettre à dos
une population quils redoutaient, parce quelle était bien adaptée à son
milieu. Avec son gros bon sens de gens du pays plus proches de la réalité que
les « élites », le peuple devait sen rendre compte et a sans doute su en
profiter, sans dire un mot. IL y a des perceptions quon garde pour soi. Aucune
remarque dans le film qui pourrait au moins le suggérer.
Le film montre le curé faisant au peuple le discours de la fatalité et de la
soumission servile, après que le marquis de Vaudreuil eût signé lacte de
reddition à Montréal.
Cétait en 1759 après la bataille des plaines dAbraham? Faux. La reddition a
eu lieu un an plus tard, après la bataille de Sainte Foy et les derniers combats
livrés dans la région de Montréal et du Richelieu.
Les Anglais savent que le Saint Laurent nest ni lAcadie, lIrlande ou
lécosse.
Ils savent quà Boston, à New York et en Virginie, la colère des Yankees va
finir par se traduire en acte et que les Treize Colonies sont capables de la
gagner cette guerre. Ils savent que les forces françaises sont en train de se
regrouper dans les Antilles. Leurs espions les ont informés des démarches
entreprises sur le continent européen par Benjamin Franklin, en faveur dune
nouvelle puissance continentale en Amérique du nord. Au moins, on voit quelquun
jouer le rôle de Benjamin Franklin dans le film, à Londres, alors que
précisément, il est question dune puissance continentale en Amérique du nord,
mais personne ne semble réaliser de quoi il sagit. Après 1760, les Anglais
comprennent assez rapidement quadvenant une guerre de lindépendance
américaine, de plus en plus imminente, ils auront besoin de nous dans le Saint
Laurent pour leur prêter main forte, comme nous lavions fait sous lAncien
régime. Le hiatus de vingt ans dans la trame du film se garde bien de montrer au
moins lexistence dune telle situation favorable aux Québécois.
Effectivement, avec lActe de Québec en 1774, la nouvelle donne se confirme.
Les Anglais nous font de nouvelles « concessions », quils refusent à la
Virginie. Or, il ny a pas de concession en politique, seulement des intérêts,
des rapports de forces et des nécessités qui demandent dagir sur la base des
principes qui gouvernent toute stratégie détat. Avec lActe de Québec, cest le
Québec qui commence à venir au monde. Il ny a plus de « canadiens de souche »
comme le film fait dire à Vaudreuil. LActe de Québec ne reconnaît pas le
Canada. LActe du Canada, le Canada Act, ce sera pour 1982, pour inféoder le
Québec et le diluer en appliquant la loi de la pesanteur, avec ses deux
principales résultantes que sont linertie et lentropie. Cela se voit
maintenant. En 1774, alors que les Anglais sont mal pris et que nous sommes tous
regroupés et concentrés dans la vallée du Saint Laurent, nous acquérons une
reconnaissance, de facto et de jure, qui nous met au monde envers et
contre la volonté de nos adversaires.
La guerre de lindépendance américaine montre que les Anglais ont bien
calculé leur affaire. Lattaque américaine de 1775, dirigée contre le Richelieu
et Québec, est battue en brèche, par des défenseurs constitués en majorité de
milices territoriales québécoises, comme celles qui avaient servi sous lAncien
régime.
Or, 1774-75 étant bel et bien situé entre 1759 et 1779, comment se fait-il
quau cours de sa conversation sur son lit de mort, le curé nait pas mentionné
à la jeune femme que beaucoup de choses avaient changé. Loin dêtre un peuple
vaincu, nous étions en train de gagner sur toute la ligne, avec laide de nos
ennemis par-dessus le marché. Est-il possible dêtre plus machiavélique?
En 1778, une armée britannique, sous le commandement du général John
Burgoyne, se regroupe dans le Richelieu et se lance à lattaque contre les
Treize colonies, dans le but de « fendre les Américains en deux », en passant
par le lac Champlain et lHudson jusquà New York. Larmée de Burgoyne est
capturée au complet par les Yankees, presque sans tirer un seul coup de fusil.
Au sud, une armée française commandée par le général La Fayette gagne les
dernières batailles qui chasseront les Britanniques des Treize colonies. Tous
ces événements majeurs se produisent pendant les vingt ans qui suivent lannée
fatidique de 1759. Pourquoi ne pas lavoir au moins suggéré pour expliquer que
le Québec est le foyer national dun peuple et lassise de son état?
Nous, Québécois et Québécoises, ne sommes pas des perdants, loin de là.
Nouvelle France est un film menteur et hypocrite, quétaine au boutte, qui
fait bel et bien partie du programme des commandites. Espérons quune majorité
de Québécois et de Québécoises auront suffisamment de jugement critique pour ne
pas sy laisser piéger, sous prétexte quun roman nest quun roman et na pas
pour objet dinstruire ou de transmettre un message subliminal. Nous avons
dépassé le stade dune telle ignorance, mais nos ennemis du dedans cherchent
encore à créer limpression du contraire.
René Marcel Sauvé, géographe
jrmsauve@sympatico.ca
(Le 8 décembre 2004)